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Que les hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

la faculté de penſer raiſonnablement. Que ſi ſes penſées ne ſont pas alors moins raiſonnables que lors qu’elle agit avec le Corps, c’eſt une choſe étonnante que nos ſonges ſoient pour la plûpart ſi frivoles & ſi abſurdes ; & que l’Ame ne retienne aucune de ſes Soliloques, aucune de ſes Méditations les plus raiſonnables.

§. 17.Suivant cette Hypotheſe, l’Ame doit avoir des idées qui ne viennent ni par Senſation ni par Reflexion, à quoi il n’y a nulle apparence. Je voudrois auſſi que ceux qui aſſûrent avec tant de confiance, que l’Ame penſe actuellement toûjours, nous diſſent quelles ſont les idées qui ſe trouvent dans l’Ame[1] d’un Enfant, avant qu’elle ſoit unie au Corps, ou juſtement dans le temps de ſon union, avant qu’elle ait reçu aucune idée par voye de Senſation. Les ſonges d’un homme endormi ne ſont compoſez, à mon avis, que des idées que cet homme a eu en veillant, quoi que pour la plûpart jointes bizarrement enſemble. Si l’Ame a des idées par elle-même, qui ne lui viennent ni par ſenſation ni par réflexion, comme cela doit être, ſuppoſé qu’elle penſe avant que d’avoir reçu aucune impreſſion par le moyen du Corps, c’eſt une choſe bien étrange, que plongée dans ces méditations particuliéres, qui le ſont à tel point que l’homme lui-même ne s’en apperçoit pas, elle ne puiſſe jamais en retenir aucune dans le même moment qu’elle vient à en être retirée par le dégourdiſſement du Corps, pour donner par-là à l’homme le plaiſir d’avoir fait quelque nouvelle découverte. Et qui pourroit trouver la raiſon pourquoi pendant tant d’heures qu’on paſſe dans le ſommeil, l’Ame recueillie en elle-même & ne ceſſant de penſer durant tout ce temps-là, ne rencontre pourtant jamais aucune de ces idées qu’elle n’a reçu ni par ſenſation ni par réflexion, ou du moins, n’en conſerve dans ſa Mémoire abſolument aucune autre, que celles qui lui viennent à l’occaſion du Corps, & qui dès-là doivent néceſſairement être moins naturelles à l’Eſprit ? C’eſt une choſe bien ſurprenante, que pendant la vie d’un homme, ſon Ame ne puiſſe pas rappeller, une ſeule fois, quelqu’une de ces penſées pures & naturelles, quelqu’une de ces idées qu’elle a euës avant que d’en emprunter aucune du Corps, & que jamais elle ne lui préſente, lors qu’il eſt éveillé, aucunes autres idées que celles qui retiennent l’odeur du vaſe où elle eſt renfermée, je veux dire qui tirent manifeſtement leur origine de l’union qu’il y a entre l’Ame & le Corps. Si l’Ame[2] penſe toûjours, & qu’ainſi elle ait eû des idées avant que d’avoir été unie au Corps, ou que d’en avoir reçu aucune par le Corps, on ne peut s’empêcher de ſuppoſer, que durant le ſommeil elle ne rappelle ſes i-

  1. Un enfant n’eſt point Enfant avant que d’avoir un Corps, & par conſéquent, dès qu’il a une Ame, cette Ame eſt actuellement unie à ſon Corps. De ſavoir ſi cette Ame a ſubſiſté avant que d’être l’Ame d’un Enfant, c’eſt une Queſtion qui n’eſt point, je penſe, du reſſort de la Philoſophie. Ceux à qui M. Locke en veut en cet endroit, pourroient fort bien dire ſans contredire leur Hypotheſe, que l’Ame commence à penſer dans le temps de ſon union avec le Corps, & même qu’il lui vient des Idées par voye de Senſation.
  2. De ce que l’Ame penſeroit toûjours dans l’Homme, il ne s’enſuivroit nullement qu’elle eût eû des Idées avant que d’avoir été unie au Corps, puisqu’elle pourroit avoir commencé d’exiſter justement dans le temps qu’elle a été unie au Corps : & ſi je ne me trompe, c’eſt là l’Opinion de la plupart des Philoſophes que M. Locke attaque dans ce Chapitre.