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Que les hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

conſerver le ſouvenir un ſeul inſtant. On dira peut-être, que lors qu’un homme éveillé penſe, ſon Corps a quelque part à cette action, & que le ſouvenir de ſes penſées ſe conſerve par le moyen des impreſſions qui ſe font dans le Cerveau & des traces qui y reſtent après qu’il a penſé, mais qu’à l’égard des penſées que l’homme n’apperçoit point lors qu’il dort, l’Ame les roule à part en elle-même, ſans faire aucun uſage des organes du Corps, c’eſt pourquoi elle n’y laiſſe aucune impreſſion, ni par conſéquent aucun ſouvenir de ces ſortes de penſées. Mais ſans repeter ici ce que je viens de dire de l’abſurdité qui ſuit d’une telle ſuppoſition, ſavoir que le même homme ſe trouve par-là diviſé en deux perſonnes diſtinctes ; je répons outre cela, que quelques idées que l’Ame puiſſe recevoir & conſiderer ſans l’intervention du Corps, il eſt raiſonnable de conclurre, qu’elle peut auſſi en conſerver le ſouvenir ſans l’intervention du Corps, ou bien, la faculté de penſer ne ſera pas d’un grand avantage à l’Ame & à tout autre Eſprit ſéparé du Corps. Si l’Ame ne ſe ſouvient pas de ſes propres penſées, ſi elle ne peut point les mettre en reſerve, ni les rappeller pour les employer dans l’occaſion ; ſi elle n’a pas le pouvoir de reflechir ſur le paſſé & de ſe ſervir des experiences, des raiſonnements & des réflexions qu’elle a faites auparavant, à quoi lui ſert de penſer ? Ceux qui réduiſent l’Ame à penſer de cette maniére, n’en font pas un Etre beaucoup plus excellent, que ceux qui ne la regardent que comme un aſſemblage des parties les plus ſubtiles de la Matiére, gens qu’ils condamnent eux-mêmes avec tant de hauteur. Car enfin des caractéres tracez ſur la pouſſiére que le prémier ſouffle de vent efface, ou bien des impreſſions faites ſur un amas d’atomes ou d’Eſprits animaux, ſont auſſi utiles & rendent le ſujet auſſi excellent que les penſées de l’Ame qui s’évanouïſſent à meſure qu’elle penſe, ces penſées n’étant pas plûtôt hors de ſa vûë, qu’elles ſe diſſipent pour jamais, ſans laiſſer aucun ſouvenir après elles. La Nature ne fait rien en vain, ou pour des fins peu conſiderables : & il eſt bien mal-aiſé de concevoir que notre divin Créateur dont la ſageſſe eſt infinie, nous ait donné la faculté de penſer, qui eſt ſi admirable, & qui approche le plus de l’excellence de cet Etre incomprehenſible, pour etre employée, d’une maniére ſi inutile, la quatriéme partie du temps qu’elle eſt en action, pour le moins ; en ſorte qu’elle penſe conſtamment durant tout ce temps-là, ſans ſe ſouvenir d’aucune de ſes penſées, ſans en retirer aucun avantage pour elle-même, ou pour les autres, & ſans être par-là d’aucune utilité à quoi que ce ſoit dans ce Monde. Si nous penſons bien à cela, nous ne trouverons pas, je m’aſſûre, que le mouvement de la Matiére, toute brute