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Que les hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

n’y prend pas plus de part qu’au bonheur ou à la miſére d’un homme qui eſt aux Indes & qui lui eſt abſolument inconnu. Car ſi nous ſéparons de nos actions & de nos ſenſations, & ſur tout du plaiſir & de la douleur, le ſentiment intérieur que nous en avons & l’intérêt qui l’accompagne, il ſera bien mal-aiſé de ſavoir[1] ce qui fait la même perſonne.

§. 12.Si un homme endormi penſe ſans le ſavoir, un homme qui dort, & qui enſuite veille, ce ſont deux perſonnes. L’Ame penſe, diſent ces gens-là, pendant le plus profond ſommeil. Mais lors que l’Ame penſe, & qu’elle a des perceptions, elle eſt, ſans doute, auſſi capable de recevoir des idées de plaiſir ou de douleur qu’aucune autre idée que ce ſoit, & elle doit néceſſairement ſentir en elle-même ſes propres perceptions. Cependant ſi l’Ame a toutes ces perceptions à part, il eſt viſible, que l’homme qui eſt endormi, n’en a aucun ſentiment en lui-même. Suppoſons donc que Caſtor étant endormi, ſon Ame eſt ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort : ſuppoſition, qui ne doit point paroître impoſſible à ceux avec qui j’ai préſentement à faire, leſquels accordent ſi librement la vie à tous les autres Animaux différens de l’Homme, ſans leur donner une Ame qui connoiſſe & qui penſe. Ces gens-là, dis-je, ne peuvent trouver aucune impoſſibilité ou contradiction à dire que le Corps puiſſe vivre ſans Ame, ou que l’Ame puiſſe ſubſiſter, penſer, ou avoir des perceptions, même celles de plaiſir ou de douleur, ſans être jointe à un Corps. Cela étant, ſuppoſons que l’Ame de Caſtor, ſéparée de ſon Corps pendant qu’il dort, a ſes penſées à part. Suppoſons encore, qu’elle choiſit pour théatre de ſes penſées, le Corps d’un autre homme, celui de Pollux, par exemple, qui dort ſans Ame ; car ſi, tandis que Caſtor eſt endormi, ſon Ame peut avoir des penſées dont il n’a aucun ſentiment en lui-même, n’importe quel lieu ſon Ame choiſiſſe pour penſer. Nous avons par ce moyen les Corps de deux hommes, qui n’ont entr’eux qu’une ſeule Ame ; & que nous ſuppoſons endormis, & éveillez tour à tour, de ſorte que l’Ame penſe toûjours dans celui des deux qui eſt éveillé, dequoi celui qui eſt endormi n’a jamais aucun ſentiment en lui-même, ni aucune perception quelle qu’elle ſoit. Je demande préſentement, ſi Castor & Pollux n’ayant qu’une ſeule Ame qui agit en eux par tour, de ſorte qu’elle a, dans l’un, des penſées & des perceptions, dont l’autre n’a jamais aucun ſentiment & auxquelles il ne prend jamais aucun intérêt, je demande, dis-je, ſi dans ce cas-là Caſtor & Pollux ne ſont pas deux perſonnes auſſi diſtinctes, que Castor & Hercule, ou que Socrate & Platon ; & ſi l’un d’eux ne pourroit point être fort heureux, & l’autre tout-à-fait miſerable ? C’eſt juſtement par la même raiſon que ceux qui diſent, que l’Ame a en elle-même des penſées dont l’homme n’a aucun ſentiment, ſeparent l’Ame d’avec l’Homme, & diviſent l’Homme même en deux perſonnes diſtinctes : car je ſuppoſe qu’on ne s’aviſera pas de faire conſiſter l’identité des perſonnes dans l’union de l’Ame avec certaines particules de matiére qui ſoient les mêmes en nombre, parce que ſi cela étoit néceſſaire pour conſtituer l’identité de la Perſonne, il ſeroit impoſſible dans ce flux perpetuel où ſont les particules de notre Corps, qu’aucun homme pût être la même perſonne, deux jours, ou même deux momens de ſuite.

  1. C’est une Queſtion que M. Locke examine fort au long dans le Ch. XXVII. du Livre II.