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Que les Hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

de ſe tromper ſoi-même, doit établir ſon hypothéſe ſur un point de fait, & en démontrer la vérité par des expériences ſenſibles, & non pas ſe prévenir ſur un point de fait, en faveur de ſon hypotheſe, c’eſt-à-dire, juger qu’un fait eſt vrai parce qu’il le ſuppoſe tel : maniére de prouver qui ſe reduit à ceci, Il faut néceſſairement que j’aye penſé pendant toute la nuit précedente, parce qu’un autre a ſuppoſé que je penſe toûjours, quoi que je ne puiſſe pas appercevoir moi-même que je penſe effectivement toûjours.

Je ne puis m’empêcher de remarquer ici, que des gens paſſionnez pour leurs ſentimens ſont non-ſeulement capables d’alleguer en preuve une pure ſuppoſition de ce qui eſt en queſtion, mais encore de faire dire à ceux qui ne ſont pas de leur avis, toute autre choſe que ce qu’ils ont dit effectivement. C’eſt ce que j’ai éprouvé dans cette occaſion ; car il s’eſt trouvé un Auteur qui ayant lû la prémiére Edition de cet Ouvrage, & n’étant pas ſatisfait de ce que je viens d’avancer contre l’opinion de ceux qui ſoûtiennent que l’Ame penſe toûjours, me fait dire, qu’une choſe ceſſe d’exiſter parce que nous ne ſentons pas qu’elle exiſte pendant notre ſommeil. Etrange conſéquence, qu’on ne peut m’attribuer ſans avoir l’Eſprit rempli d’une aveugle préoccupation ! Car je ne dis pas, qu’il n’y ait point d’Ame dans l’Homme, parce que durant le ſommeil, l’Homme n’en a aucun ſentiment : mais je dis que l’Homme ne ſauroit penſer, en quelque temps que ce ſoit, qu’il veille ou qu’il dorme, ſans s’en appercevoir. Ce ſentiment n’eſt néceſſaire à l’égard d’aucune choſe, excepté nos penſées, auxquelles il eſt & ſera toûjours néceſſairement attaché, juſqu’à ce que nous puiſſions penſer, ſans être convaincus en nous-mêmes que nous penſons.

§. 11.L’Ame ne ſent pas toûjours qu’elle penſe. Je conviens que l’Ame n’eſt jamais ſans penſer dans un homme qui veille, parce que c’eſt ce qu’emporte l’état d’un homme éveillé. Mais de ſavoir s’il ne peut pas convenir à tout l’Homme, y compris l’Ame auſſi bien que le Corps, de dormir ſans avoir aucun ſonge, c’eſt une queſtion qui vaut la peine d’être examinée par un homme qui veille : car il n’eſt pas aiſé de concevoir qu’une choſe puiſſe penſer, & ne point ſentir qu’elle penſe. Que ſi l’Ame penſe dans un homme qui dort ſans en avoir une perception actuelle, je demande ſi pendant qu’elle penſe de cette maniére, elle ſent du plaiſir ou de la douleur, ſi elle eſt capable de félicité ou de miſére ? Pour l’Homme, je ſuis aſſûré qu’il n’en eſt pas plus capable dans ce temps-là que le Lit ou la Terre où il eſt couché. Car d’être heureux ou malheureux ſans en avoir aucun ſentiment, c’eſt une choſe qui me paroît tout-à-fait incompatible. Que ſi l’on dit, qu’il peut être, que, tandis que le Corps eſt accablé de ſommeil, l’Ame a ſes penſées, ſes ſentimens, ſes plaiſirs, & ſes peines, ſéparément & en elle-même, ſans que l’Homme s’en apperçoive & y prenne aucune part, il eſt certain, que Socrate dormant, & Socrate éveillé n’eſt pas la même perſonne, & que l’Ame de Socrate lors qu’il dort, & Socrate qui eſt un homme compoſé de Corps et d’Ame lors qu’il veille, ſont deux perſonnes ; parce que Socrate éveillé n’a aucune connoiſſance du bonheur ou de la miſére de ſon Ame, qui y participe toute ſeule pendant qu’il dort, auquel état il ne s’en apperçoit point du tout, &