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De l’Origine des Idées. Liv. II.

§. 9.L’Ame commence d’avoir des Idées, lors qu’elle commence d’appercevoir.
* Les Carteſiens.
Du reſte, demander en quel temps l’homme commence d’avoir quelques Idées, c’eſt demander en quel temps il commence d’appercevoir ; car avoir des idées, & avoir des perceptions, c’eſt une ſeule & même choſe. Je ſai bien, que certains Philoſophes * aſſûrent, Que l’Ame pense toûjours, qu’elle a conſtamment en elle-même une perception actuelle de certaines idées, auſſi long-temps qu’elle exiſte ; & que la penſée actuelle eſt auſſi inſéparable de l’Ame, que l’extenſion actuelle eſt inſéparable du Corps ; de ſorte que, ſi cette opinion eſt véritable, rechercher en quel temps un homme commence d’avoir des idées, c’eſt la même choſe, que de rechercher quand ſon Ame a commencé d’exiſter. Car, à ce compte, l’Ame & ſes Idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le Corps & ſon étenduë.

§. 10.L’Ame ne penſe pas toûjours, parce qu’on ne ſauroit le prouver. Mais ſoit qu’on ſuppoſe que l’Ame exiſte avant, après, ou dans le même temps que le Corps commence d’être groſſierement organiſé, ou d’avoir les principes de la vie, (ce que je laiſſe diſcuter à ceux qui ont mieux médité ſur cette matiére que moi) quelque ſuppoſition, dis-je, qu’on faſſe à cet égard, j’avoûë qu’il m’eſt tombé en partage une de ces Ames peſantes qui ne ſe ſentent pas toûjours occupées de quelque idée, & qui ne ſauroient concevoir qu’il ſoit plus néceſſaire à l’Ame de penſer toûjours, qu’au Corps d’être toûjours en mouvement ; la perception des idées étant à l’Ame, comme je croi, ce que le mouvement eſt au Corps, ſavoir une de ſes Opérations, & non pas ce qui en conſtituë l’eſſence. D’où il s’enſuit, que, quoi que la penſée ſoit regardée comme l’action la plus propre à l’Ame, il n’eſt pourtant pas néceſſaire de ſuppoſer que l’Ame penſe toûjours, & qu’elle ſoit toujours en action. C’eſt-là peut-être le privilège de l’Auteur & du Conſervateur de toutes choſes, qui étant infini dans ſes perfections ne dort ni ne ſommeille jamais ; ce qui ne convient point à aucun Etre fini, ou du moins, à un Etre tel que l’Ame de l’Homme. Nous ſavons certainement par expérience que nous penſons quelquefois ; d’où nous tirons cette Concluſion infaillible, qu’il y a en nous quelque choſe qui a la puiſſance de penſer. Mais de ſavoir, ſi cette ſubſtance penſe continuellement, ou non, c’eſt dequoi nous ne pouvons nous aſſûrer qu’autant que l’Expérience nous en inſtruit. Car dire, que penſer actuellement eſt une propriété eſſentielle à l’Ame, c’eſt poſer viſiblement ce qui eſt en queſtion, ſans en donner aucune preuve, dequoi l’on ne ſauroit pourtant ſe diſpenſer, à moins que ce ne ſoit une Propoſition évidente par elle-même. Or j’en appelle à tout le Genre Humain, pour ſavoir s’il eſt vrai que cette Propoſition, l’Ame penſe toûjours, ſoit évidente par elle-même, de ſorte que chacun y donne ſon conſentement, dès qu’il l’entend pour la prémiére fois. Je doute ſi j’ai penſé la nuit précédente, ou non. Comme c’eſt une queſtion de fait, c’eſt la décider gratuïtement & ſans raiſon, que d’alleguer en preuve une ſuppoſition qui eſt la choſe même dont on diſpute. Il n’y a rien qu’on ne puiſſe prouver par cette méthode. Je n’ai qu’à ſuppoſer, que toutes les Pendules penſent tandis que le balancier eſt en mouvement ; & dès-là j’ai prouvé ſuffiſamment & d’une maniére inconteſtable que ma Pendule a penſé durant toute la nuit précedente. Mais quiconque veut éviter