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De l’Origine des Idées. Liv. II.

ſes differentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées. Ce ſont-là, à mon avis, les ſeuls Principes d’où toutes nos Idées tirent leur origine ; ſavoir, les choſes extérieures & matérielles qui ſont les Objets de la Sensation, & les Opérations de notre Eſprit, qui ſont les Objets de la Reflexion. J’employe ici le mot d’opération dans un ſens étendu, non-ſeulement pour ſignifier les actions de l’Ame concernant ſes Idées, mais encore certaines Paſſions qui ſont produites quelquefois par ces Idées, comme le plaiſir ou la douleur que cauſe quelque penſée que ce ſoit.

§. 5.Toutes nos Idées viennent de l’une de ces deux ſources. L’Entendement ne me paroît avoir abſolument aucune idée, qui ne lui vienne de l’une de ces deux ſources. Les Objets extérieurs fourniſſent à l’Eſprit les idées des qualitez ſenſibles, c’eſt-à-dire, toutes ces différentes perceptions que ces qualitez produiſent en nous : & l’Eſprit fournit à l’Entendement les idées de ſes propres Operations. Si nous faiſons une exacte revûë de toutes ces idées, & de leurs differens modes, combinaiſons, & relations, nous trouverons que c’eſt à quoi ſe reduiſent toutes nos idées ; & que nous n’avons rien dans l’Eſprit qui n’y vienne par l’une de ces deux voyes. Que quelqu’un prenne ſeulement la peine d’examiner ſes propres penſées, & de fouiller exactement dans ſon Eſprit pour conſiderer tout ce qui s’y paſſe ; & qu’il me diſe après cela, ſi toutes les Idées originales qui y ſont, viennent d’ailleurs que des Objets de ſes Sens, ou des Opérations de ſon Ame, conſiderées comme des objets de la Réflexion qu’elle fait ſur les idées qui lui ſont venuës par les Sens. Quelque grand amas de connoiſſances qu’il y découvre, il verra, je m’aſſûre, après y avoir bien penſé, qu’il n’a d’autre idée dans l’Eſprit, que celles qui y ont été produites par ces deux voyes ; quoi que peut-être combinées & entenduës par l’Entendement, avec une variété infinie, comme nous le verrons dans la ſuite.

§. 6.Ce qu’on peut obſerver dans les Enfans. Quiconque conſiderera avec attention l’état où ſe trouve un Enfant, dès qu’il vient au Monde, n’aura pas grand ſujet de ſe figurer qu’il ait dans l’Eſprit ce grand nombre d’Idées qui ſont la matiére des connoiſſances qu’il a dans la ſuite. C’eſt par dégrez qu’il acquiert toutes ces Idées : & quoi que celles des qualitez qui ſont le plus expoſées à ſa vûë & qui lui ſont le plus familiéres, s’impriment dans ſon Eſprit, avant que la Mémoire commence de tenir regître du temps & de l’ordre des choſes, il arrive néanmoins aſſez ſouvent, que certaines qualitez peu communes ſe préſentent ſi tard à l’Eſprit, qu’il y a peu de gens qui ne puiſſent rappeler le ſouvenir du temps auquel ils ont commencé à les connoître : & ſi cela en valoit la peine, il eſt certain, qu’un Enfant pourroit être conduit de telle ſorte, qu’il auroit fort peu d’idées, même des plus communes, avant que d’être homme fait. Mais tous ceux qui viennent dans ce Monde, étant d’abord environnez de Corps qui frappent leurs Sens continuellement & en différentes maniéres, une grande diverſité d’Idées ſe trouvent gravées dans l’Ame des Enfans, ſoit qu’on prenne ſoin de leur en donner la connoiſſance, ou non. La Lumiére & les Couleurs ſont toûjours en état de faire impreſſion par tout où l’Oeuil eſt ouvert pour leur donner entrée. Les Sons & certaines qualitez qui concernent l’attouchement, ne manquent pas non