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Qu’il n’y a point

bien que rien n’étoit plus court & plus aiſé que de conclurre que ces Propoſitions étoient innées. Cette concluſion une fois reçuë, a delivré les pareſſeux de la peine de faire des recherches, ſur tout ce qui étoit déclaré inné, & a empêché ceux qui doutoient, de ſonger à s’en inſtruire par eux-mêmes. D’ailleurs, ce n’eſt pas un petit avantage pour ceux qui ſont les Maîtres & les Docteurs, de poſer pour Principe de tous les Principes, que les Principes ne doivent point être mis en queſtion : car ayant une fois établi qu’il y a des Principes innez, ils mettent leurs Sectateurs dans la néceſſité de recevoir certaines Doctrines, comme innées, & leur ôtent par ce moyen l’uſage de leur propre Raiſon, en les engageant à croire & à recevoir ces Doctrines ſur la foi de leur Maître, ſans aucun autre examen : de ſorte que ces pauvres Diſciples devenus eſclaves d’une aveugle credulité, ſont bien plus aiſez à gouverner, & deviennent beaucoup plus utiles à une certaine eſpece de gens qui ont l’adreſſe & la charge de leur dicter des Principes, & de ſe rendre maîtres de leur conduite. Or ce n’eſt pas un petit pouvoir que celui qu’un homme prend ſur un autre, lors qu’il a l’autorité de lui inculquer tels Principes qu’il veut, comme autant de véritez qu’il ne doit jamais revoquer en doute, & de lui faire recevoir comme un Principe inné tout ce qui peut ſervir à ſes propres fins. Mais ſi au lieu d’en uſer ainſi, l’on eût examiné les moyens par où les hommes viennent à la connoiſſance de pluſieurs véritez univerſelles, on auroit trouvé qu’elles ſe forment dans l’eſprit par la conſidération exacte des choſes mêmes ; & qu’on les découvre par l’uſage de ces Facultez, qui par leur deſtination ſont très-propres à nous faire recevoir ces véritez, & à nous en faire juger droitement, ſi nous les appliquons comme il faut à cette recherche.

§. 25.Concluſion. Tout le deſſein que je me propoſe dans le Livre ſuivant, c’eſt de montrer comment l’Entendement procede dans cette affaire. Mais j’avertirai d’avance, qu’afin de me frayer le chemin à la découverte de ces fondemens, qui ſont les ſeuls, à ce que je croi, ſur leſquels les notions que nous pouvons avoir de nos propres connoiſſances, puiſſent être ſolidement établies, j’ai été obligé de rendre compte des raiſons que j’avois de douter qu’il y ait des Principes innez. Et parce que parmi les Argumens qui combattent ce ſentiment, il y en a quelques-uns qui ſont fondez ſur les opinions vulgaires, j’ai été contraint de ſuppoſer pluſieurs choſes, ce qu’on ne peut guere éviter, lors qu’on s’attache uniquement à montrer la fauſſeté ou l’inconſiſtence de quelque ſentiment particulier. Dans les controverſes il arrive la même choſe que dans le ſiège d’une Ville, où, pourvû que la terre ſur laquelle on veut dreſſer les batteries, ſoit ferme, on ne ſe met point en peine d’où elle eſt prise, ni à qui elle appartient : ſuffit, qu’elle ſerve au beſoin préſent. Mais comme je me propoſe dans la ſuite de cet Ouvrage, d’élever un Bâtiment uniforme, & dont toutes les Parties ſoient bien jointes enſemble, autant que mon expérience & les obſervations que j’ai faites, me le pourront permettre, j’eſpére de le conſtruire de telle maniere ſur ſes propres fondemens, qu’il ne faudra ni piliers, ni arc-boutans pour le ſoûtenir. Que ſi l’on montre en le minant, que c’eſt un Château bâti en l’air,