Page:Littré - Dictionnaire, 1873, T1, A-B.djvu/8

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II PRÉFACE

Avant tout, et pour ramener à une idée mère ce qui va être expliqué dans la Préface, je dirai, définissant ce dictionnaire, qu'il embrasse et combine l'usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l'usage présent toute la plénitude et la sûreté qu'il comporte.

La conception m'en fut suggérée par mes études sur la vieille langue française ou langue d'oïl. Je fus si frappé des liens qui unissent le français moderne au français ancien, j'aperçus tant de cas où les sens et les locutions du jour ne s'expliquent que par les sens et les locutions d'autrefois, tant d'exemples où la forme des mots n'est pas intelligible sans les formes qui ont précédé, qu'il me sembla que la doctrine et même l'usage de la langue restent mal assis s'ils ne reposent sur leur base antique.

Le passé de la langue conduit immédiatement l'esprit vers son avenir. Il n'est pas douteux que des changements surviennent et surviendront progressivement, analogues à ceux qui, depuis l'origine, ont modifié la langue d'un siècle à l'autre. Le style du dix-septième siècle, celui qui a été consacré par nos classiques, n'a pas pour cela été à l'abri des mutations, et la main du temps s'y est déjà tellement fait sentir, qu'à bien des égards il nous semble appartenir à une langue étrangère, mais avec cette particularité qui n'est pas sans charme, une langue étrangère dont nous comprenons les finesses, les élégances, les beautés. Le style du dix-huitième siècle, plus voisin de nous par le temps et par la forme, a innové sur l'âge précédent ; le dix-neuvième siècle innove à son tour, et il n'est personne qui ne soit frappé, quand il se place au sein du dix-septième, de l'invasion du néologisme soit dans les mots, soit dans les significations, soit dans les tournures.

On conçoit pourquoi le néologisme naît à fur et à mesure de la durée d'une langue. Sans parler des altérations et des corruptions qui proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations, il est impossible, on doit en convenir, qu'une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s'y fixe. En effet l'état social change ; des institutions s'en vont, d'autres viennent ; les sciences font des découvertes ; les peuples, se mêlant, mêlent leurs idiomes : de là l'inévitable création d'une foule de termes. D'autre part, tandis que le fond même se modifie, arrivant à la désuétude de certains mots par la désuétude de certaines choses, et gagnant de nouveaux mots pour satisfaire à des choses nouvelles, le sens esthétique, qui ne fait défaut à aucune génération d'âge en âge, sollicite, de son côté, l'esprit à des combinaisons qui n'aient pas encore été essayées. Les belles expressions, les tournures élégantes, les locutions marquées à fleur de coin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s'use promptement, ou du moins ne peut pas être répété sans s'user rapidement et fatiguer celui qui redit et celui qui entend. L'aurore aux doigts de rose fut une image gracieuse que le riant esprit de la poésie primitive rencontra et que la Grèce accueillit ; mais, hors de ces chants antiques, ce n'est plus qu'une banalité. Il faut donc, par une juste nécessité,