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lvi COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.


tenait non à la France politique et à sa puissance, mais à la France littéraire et à son génie

Dès que ce génie fut entré en défaillance, les étrangers en détournèrent leur attention. Dans ses mouvements, dans ses allées et venues, l'opinion européenne ne fait pas, si je puis ainsi parler, sa cour ; et la France, alors justement abandonnée, avait été jadis justement suivie.

Cet interrègne pour la France n'avait pas été un interrègne partout, et de grands événements littéraires étaient survenus. Les monuments de la Grèce et de Rome avaient été remis en lumière et la Renaissance avait commencé ; l'Italie brillait dans les lettres et dans les arts d'un éclat incomparable, et, bientôt après, l'Espagne entra dans la carrière et signala son génie. Sous cette triple influence s'ouvrit ce que j'appellerai le seizième siècle français : il admira et imita la Grèce et Rome, l'Italie et l'Espagne. C'était un retour et un puissant retour vers une nouvelle vie littéraire, une promesse et une riche promesse, et la digne entrée de l'âge classique qui va s'ouvrir. Trop voisin de nous de langue et de pensée pour être oublié, ayant de trop belles parties pour être dédaigné, ses œuvres, malgré le temps qui s'éloigne, ont gardé leurs lecteurs. On remarquera seulement que, malgré certaines productions distinguées, la poésie y est de beaucoup inférieure à la prose.

Nous voici arrivés maintenant, avec le dix-septième siècle,


en pleine littérature moderne ; et une introduction telle que celle-ci ne comporte pas une revue même sommaire d'une période aussi remplie. Je me contenterai ici d'une remarque comparative qui, rapprochant les anciennes et les nouvelles destinées de la langue française, en fera sentir à la fois l'enchaînement et l'importance. Il y eut, comme on a vu, un assez long intervalle où la France fut sans ascendant littéraire sur le reste de l'Europe ; mais il sépare deux époques où cet ascendant, le plus légitime de tous, puisque ceux qui le subissent veulent le subir, fut très puissant : l'époque que j'ai déjà signalée et qui comprend le douzième et le treizième siècle, et celle qui commence avec le siècle de Louis XIV. Ainsi, par une fortune singulière, la faveur européenne qui avait accueilli les débuts renaquit après tant d'années et d'événements. Et pourtant, quoi de plus dissemblable que les causes et les mérites qui produisirent cette faveur? A l'âge primitif, ce fut l'originalité des créations et le parfait accord des conceptions avec les croyances et avec les mœurs qui recommandèrent à l'Europe notre littérature ; à l'âge de maturité, ce fut la correction soutenue, l'élégance parfaite, la haute raison et, bientôt après, la hardiesse philosophique qui firent prendre les livres français à tant de mains étrangères. Il y a là, sur le changement des aptitudes et du génie des nations, un profond enseignement que peut-être on ne voit nulle part ailleurs aussi clairement donné.



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