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lii COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.


fronter, et l'on na d’oreilles et d’yeux que pour l’Italie et l’Espagne, et surtout pour l’antiquité latine et grecque. Le dix-septième siècle, dans sa superbe, ignorait le moyen âge et y était indifférent ; le dix-huitième siècle était hostile, et il n’eût pas patiemment écouté celui qui lui aurait dit que là étaient des choses qui méritaient d’être examinées, et que nous n’étions pas tellement les descendants directs des Grecs et des Romains qu’il y eût lieu d’écarter avec mépris, de notre généalogie, ces aïeux de qui nous tenions du moins notre langue et tous les éléments de notre existence sociale. Malgré cette hostilité, le mouvement historique qui caractérise le dix-huitième siècle porta même vers ce moyen âge tant oublié ou tant haï certains travailleurs : les Bénédictins avaient commencé l’Histoire littéraire de la France, et l’Académie des inscriptions insérait dans sa collection de bons mémoires sur cette époque.

Pourtant la véritable exhumation de nos vieux monuments littéraires fut reculée jusqu’au dix-neuvième siècle. Alors se commença la publication de tous ces textes que depuis longtemps personne n’avait jugés dignes d’un coup d'œil. On avait beaucoup à faire ; non-seulement les bibliothèques de France, mais aussi celles d’Angleterre, d’Italie et des pays du Nord, étaient pleines de manuscrits en langue française. Ce n’était point un engouement passager, car l’intérêt de ces études s’accrut au lieu de décroître ; ce n’était pas non plus un objet stérile, car il en sortit des lumières vives et inattendues tant sur l’histoire de la langue que sur celle des lettres françaises et étrangères. Chose singulière ! les Français ne furent par les seuls à s’en occuper ; ils eurent pour auxiliaires très actifs et très savants les Allemands, qui, curieux de tous les genres d’érudition, ne négligèrent pas celui-ci ; et maint érudit d’au delà du Rhin, délaissant le grec ou le latin ou le germanique, s’est fait un nom dans le domaine des langues romanes et, en particulier, dans celui de la langue d’oïl ; on aime à y voir un témoignage de leur reconnaissance pour le plaisir qu’eurent leurs ancêtres du douzième et du treizième siècle à traduire ou à imiter tant d'œuvres des trouvères ou des troubadours. Les Anglais aussi n’ont pas failli à fournir leur contribution ; entre l’époque de la conquête normande et le quatorzième siècle, où la langue anglaise prend le dessus sur le français, il y a un grand intervalle durant lequel les histoires des deux langues sont perpétuellement confondues ; et en publiant nos documents de langue d’oïl, ils publient des documents qui intéressent leurs propres annales.

Il est certain que la littérature française remonte au onzième siècle. À la vérité on n’a qu’un très petit nombre de pièces assignées par une date positive à un temps aussi reculé. Mais, toutes les fois que l’on étudie les monuments appartenant avec certitude au douzième siècle, on est conduit par toutes sortes d’indices à reconnaître que, dès avant le douzième siècle, il existait des œuvres en langue française. C’est donc à partir de l’an mil et peu après l’établissement des Capétiens sur le trône, que les Français, renonçant au latin, s’essayèrent en leur propre idiome à des compositions littéraires. Cette date est à noter ; car, dans l’Occident latin, il n’y a que le provençal qui remonte aussi haut. À cette époque, ni l’italien ni l’espagnol n’ont de littérature. Ce qui


avait été commencé au onzième siècle prit un très grand accroissement au douzième, âge d’or de l’ancienne littérature, si l’on considère l’abondance des compositions, l’originalité qui les inspire et la pureté de la langue.

Il faut mettre très brièvement mais nettement sous les yeux du lecteur les conditions qui étaient imposées au nouveau développement. Ce nouveau développement ne naissait pas parmi les lettrés, qui appartenaient presque exclusivement à l’Église, se servaient du latin, et ne l’employaient guère pour les besoins de l’art profane. Il s’adressait à la société laïque, aux hommes féodaux, rois, barons et vassaux. On n’avait derrière soi comme modèle possible, que l’antiquité à demi oubliée, à demi travestie. La Grèce était absolument fermée ; la latinité seule demeurait entr’ouverte. Mais il s’était formé un idéal moitié chrétien, moitié militaire, qui n’avait rien de commun avec l’héroïsme de la vertu païenne et romaine. Ceux pour qui allaient retentir les chants nouveaux voulaient qu’on leur parlât de ce qui les captivait, et qu’on représentât devant eux, dans la louange et dans le blâme, les sentiments et les hauts faits féodaux et chrétiens ; et ceux qui allaient prendre la parole dans une société ainsi disposée, emboucher la trompette et appeler les renommées légendaires dans le champ clos de la poésie, n’avaient d’émotion que pour le baron vêtu de fer et son coursier, pour le suzerain et le vassal, pour les dames inspiratrices des exploits chevaleresques, et pour l’Église à laquelle les preux les plus illustres venaient, quand la componction les saisissait, demander pardon de leurs offenses ou pieux repos pour leurs vieux jours.

La poésie, dès lors, ne pouvait pas ne pas être originale : aussi le fut-elle pleinement ; notable mérite sans doute, mais mérite qui ne fut pas sans une grande lacune. L’antiquité gréco-latine avait amassé des trésors de style sans lesquels rien d’achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la beauté idéale. L’art antique est à la fois un modèle et un échelon pour l’art moderne. Ce modèle et cet échelon, les trouvères ne l’eurent pas. Peut-être, à cette haute époque, où l’on sortait péniblement de la fusion latino-barbare et où le mélange germain n’avait guère prépare les esprits à goûter les beautés classiques, n’y avait-il aucun moyen que les modèles latins eussent de l’influence sur la manière de penser et d’écrire des gens qui commençaient à penser et à écrire dans un monde si différent du monde antique. Quand, près de trois siècles plus tard, Dante, avec Virgile pour guide, entre dans la cité dolente et parmi la gent perdue, il se vante à l’âme courtoise du Mantouan d’avoir appris dans l’étude de l’Énéide ce beau style qui lui fait tant d’honneur. Si, à son début, le quatorzième siècle savait se plaire à Virgile et y profiter, le onzième à son début ne le savait pas encore ; et nos poëtes primitifs, trop peu développés pour se former à l’école des maîtres latins, furent sans autre inspiration que celle du milieu qui les produisit.

On fera, je crois, à ces temps leur juste part en disant qu’ils furent un âge intermédiaire d’exercice et de préparation. À la langue d’oïl et à la langue d’oc échut cet office ; elles peuplèrent le désert qui s’était fait, d’ébauches sans doute, mais d’ébauches pleines de vie, de caractère et de charme pour les contemporains. Ainsi se passa ce qui est années dans