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COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE. xlix

prend les termes empruntés postérieurement au latin et se reconnaissant tout d'abord à ce que l'accent latin n'y est pas respecté.

Au moment où une langue moderne se préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se présentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état singulier : il employait assez bien le nominatif ; mais il confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les monuments de l'époque, tout hérissés de ces solécismes. La langue nouvelle qui était en germe, ayant son instinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le nominatif, et des autres cas fit un seul cas qui fut le régime. Aussi le français, dans sa constitution primitive, n'est point une langue analytique comme le français moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien dans leurs plus vieux textes ; il a un caractère synthétique, par conséquent plus ancien, exprimant les rapports des noms entre eux et avec les verbes non par des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces termes synthétique et analytique, pour dire que le latin exprime par des désinences significatives plus de rapports que ne fait le français, qui, lui aussi, à bien des égards, demeure synthétique). C'est, comme on voit, une syntaxe de demi-latinité, syntaxe qu'il a en commun avec le provençal. De sorte que les deux langues des Gaules, c'est-à-dire le français et le provençal, étant l'une et l'autre des langues à deux cas, se ressemblent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien et à l'espagnol, qui, eux, n'ayant point de cas, se ressemblent plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue d'oc.

Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut pas dans le français une condition fugitive, qui n'ait laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'emploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que d'après cette syntaxe dans les onzième, douzième et treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue classique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la manière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je n'examine point la supériorité des langues à cas ou des langues sans cas ; mais une part de ces louanges doit rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est amoindrie mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme souvent, une langue savante, l'ancien français réclame une part dans cette qualification ; et ceux qui ont traité de jargon notre vieille langue parlaient sans avoir aucune idée de ce qu'elle était.

Le français a été une langue à deux cas ; il ne l'est plus. Il y a donc un intervalle où la syntaxe s'est défaite, et de synthétique est devenue purement analytique pour les substantifs. Cet intervalle est la dernière moitié du quatorzième siècle. Dans la première moitié, les règles anciennes gardent encore leur empire ; les écrivains corrects les observent ; et, quel que soit le langage vulgaire, le langage écrit ne se sent pas autorisé à les secouer. Mais vers la fin du quatorzième siècle, les barrières qu'opposait la tradition sont décidément forcées ; la syntaxe qui ne reconnaît plus de cas se fait jour de toutes parts, et alors la langue offre le mélange des deux syntaxes. Le même auteur, ne sachant comment il doit écrire, tantôt use du nominatif et du régime comme faisaient les anciens, tantôt n'en a plus la distinction et se sert d'une seule forme, comme feront bientôt sans restriction les générations qui viendront après lui. On peut étudier de très près les dégradations que subit la langue ; les textes abondent, et, pour ce point, ils sont curieux à analyser. On y voit clairement que ce qui se perd, c'est l'intelligence des finales significatives, de celles qui distinguent le nominatif du régime.

Ainsi, devant emperere qui est sujet et empereor qui est régime, les gens du quatorzième siècle ne savent pas trop pourquoi il y a là deux désinences différentes ; emperere et empereor leur semblent la même chose, et finalement l'un devient superflu et périt ; l'autre seul reste en usage. Quelquefois les deux cas sont conservés ; mais alors chacun reçoit des emplois spéciaux : dans l'ancienne langue, sire est le nominatif et seignor le régime ; aujourd'hui ce sont deux mots si distincts que la plupart de ceux qui les prononcent ne savent pas qu'il y a là un seul et même terme.

Les observations faites sur la langue du quatorzième siècle jettent du jour sur la façon dont se défit le latin à l'origine des langues romanes. Les désinences caractéristiques des cas cessèrent d'avoir un sens précis : on les confondit. Quand le français et le provençal se formèrent, le parler distinguait le nominatif et l'opposait aux autres cas qui, réduits en un seul bloc, représentaient toutes les nuances de l'idée de régime. Quand l'italien et l'espagnol se formèrent, le nominatif avait disparu, et l'on ne connaissait plus que ce bloc des autres cas qui, pour le provençal et le français, avait constitué un régime, et qui, pour l'espagnol et l'italien, servait également de régime et de sujet.

Une syntaxe dont le caractère a été si marqué et qui a duré si longtemps, toute défaite qu'elle est, a laissé des empreintes ineffaçables sur la langue qui s'est formée secondairement. C'est par elle en effet qu'on explique comment une s est devenue le signe du pluriel des noms. Dans l'ancien français, le régime pluriel avait une s, qui venait du latin : caballis ou caballos, les chevals (aujourd'hui chevaux) ; capillis ou capillos, les chevels (aujourd'hui cheveux) ; servis ou servos, les sers (aujourd'hui serfs), etc. La langue moderne, qui recevait de son aînée deux formes pour chaque nom, la forme du nominatif et la forme du régime, a généralement porté son choix sur celle du régime qu'elle a retenue. C'est ainsi que le régime pluriel de l'ancienne langue est devenu le pluriel de la moderne, sans acception de régime ou de sujet. Cette s, ainsi employée, n'a rien d'arbitraire en soi ; ce n'est point une invention des grammairiens pour distinguer les deux nombres ; si peu qu'elle soit, elle remonte à la plus haute antiquité, passant par la langue d'oïl, et allant rejoindre la déclinaison latine. Si l'on veut en savoir le sens, il faut analyser la déclinaison entière des langues aryennes et chercher quelle est la signification primitive des suffixes qui, s'accolant dans ces langues au radical, ont produit les différents cas.

La fin du quatorzième siècle est témoin d'un singulier solécisme qui, d'abord apparaissant çà et là dans les textes, finit par prendre tout à fait le dessus et expulser la légitime façon de parler. Il s'agit des pronoms possessifs féminins, ma, ta, sa. Dans l'ancienne langue ils étaient traités devant une


DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. I. - g