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xlviii COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

le passif exprimé non plus par des désinences, mais par une combinaison du verbe être avec le thème ; l'organisation des auxiliaires pour le service de la conjugaison ; la conception d'un nouveau type de l'adverbe à l'aide du suffixe ment ; enfin, quand ces langues vont puiser hors du domaine latin pour exprimer de nouvelles idées ou pour remplacer des termes tombés en désuétude, l'adoption à peu près commune des mêmes mots : cela est surtout remarquable pour les mots germaniques ; ainsi, même dans le néologisme qui est à leur origine, les langues romanes concourent d'une manière frappante.

Plus on remonte haut dans l'histoire des langues romanes, plus les conformités qui les lient sont apparentes. Et de fait, si l'on avait des textes datés de siècle en siècle, on arriverait jusqu'à l'identité, c'est-à-dire au latin parlé uniformément, sauf les nuances régionales, en Italie, en Espagne et en Gaule. Cette vue d'ensemble suffit pour écarter toute opinion qui supposerait qu'une langue romane dérive d'une autre langue romane ; aucune n'a d'antériorité ; elles sont toutes contemporaines, et, si je puis dire ainsi, sœurs jumelles. Dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, lorsqu'on avait oublié que la France eut un passé littéraire antérieur à celui de l'Italie, et quand le grand éclat des lettres italiennes éblouissait les yeux, on s'imagina que la formation française était une formation postérieure, et que, là où les deux langues concouraient, l'italien était le prêteur et le français l'emprunteur. Il n'en est rien : l'égalité est complète entre les langues romanes ; elles ont formé simultanément leur système particulier, en pleine indépendance l'une de l'autre, si l'on considère le temps, qui est le même, et le lieu, qui est divers ; en pleine dépendance, si l'on considère les connexions mentales qui les astreignent à modifier le latin selon des analogies identiques.

Cette simultanéité qui les fait sœurs, cette indépendance qui leur donne leur caractère individuel, cette dépendance qui leur donne leur caractère commun, indiquent que l'histoire de l'une d'elles ne peut pas être complètement séparée de l'histoire de toutes les autres. L'ensemble est nécessaire pour comprendre les parties. Ainsi vue, la discussion d'un mot français n'est une discussion purement française que dans un nombre très restreint de cas ; elle intéresse d'ordinaire à même titre le provençal, l'italien et l'espagnol ; ce qui est décidé pour l'un l'est aussi pour les autres, et, réciproquement, le concours de tous est utile, nécessaire même, pour cette décision. C'est pourquoi j'ai, dans ce dictionnaire, mis le groupe roman à une place déterminée.

vi. aperçu de l'histoire de la langue française.

L'intérêt de ce dictionnaire, sans permettre les longs détails d'une histoire de la langue, exige pourtant qu'une idée en soit donnée. Cette esquisse destinée à signaler les phases essentielles de la vie, déjà longue, d'un grand idiome, appellera l'attention de ceux surtout qui liront l'historique ou série de textes antérieurs à l'âge classique. Ils verront la langue se modifier de siècle en siècle ; mais ils seront avertis que ces modifications, qui ne sont ni arbitraires ni capricieuses, sont concomitantes de mutations littéraires et, plus profondément encore, de mutations sociales.

La langue française, dite dans son état archaïque langue d'oïl, c'est-à-dire langue de oui, est, comme on l'a vu, sœur des autres langues romanes. Le vaste pays qui s'étend des Alpes et des Pyrénées à l'Océan et au Rhin, et qui était la Gaule des anciens, ne forma pas du latin une seule langue ; il en forma deux : l'une que l'on nomme le provençal ou langue d'oc, et qui est au delà de la Loire, et l'autre, le français, en deçà de la Loire. C'est là le domaine primitif du français ; et même il n'occupe pas, dans ce domaine, tout ce qui avait appartenu autrefois à la Gaule. La lisière du Rhin, l'Alsace, la Flandre, une partie de la Lorraine, fortement occupées par des races germaniques, qui n'avaient point appris à parler latin, ne parlèrent point, par conséquent, la langue dérivée du latin qui s'établit parmi les races romanes ; elles gardèrent leurs dialectes allemands : ce qui prouve surabondamment que, dans le reste des pays envahis, les Barbares furent absorbés ; car, s'ils avaient absorbé les indigènes comme sur les bords du Rhin, les dialectes germaniques régneraient en place du français, du provençal, de l'espagnol, de l'italien. Le français fut aussi arrêté du côté de l'Armorique par les populations celtiques que raviva une immigration de Celtes de la Grande-Bretagne, et qui conservèrent le langage indigène.

Le français est la création et le propre des pays qui bordent la Loire : du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie, plus tard Normandie, de la Picardie, du pays Wallon, qui en est au nord l'extrême limite, d'une partie de la Lorraine, de la Bourgogne et de la contrée qu'arrosent la Seine et la Marne. Comme il est, entre les idiomes romans, celui qui est à la plus grande distance géographique du latin, c'est aussi celui qui, dans la façon des mots, s'éloigne le plus de la forme latine.

On doit fixer l'extinction définitive du latin dans les Gaules à l'époque où l'on ne connut plus l'accent latin. Tant que l'on sut, par exemple, que, dans fragilis, l'accent tonique était sur fra, peu importait qu'on le prononçât tellement quellement, le prononçât-on même frêle ; c'était encore du latin. Mais il vint un moment où les termes les plus usuels eurent subi la transformation propre à la langue d'oïl ; alors tout le parler fut moderne, le latin fut hors d'usage dans la bouche du vulgaire ; l'accentuation s'en perdit, et il fut définitivement mort, c'est-à-dire qu'il cessa de pouvoir fournir à la langue née de lui des mots formés de manière à représenter son propre accent. Dès lors, quand on emprunta au latin, il fallut laisser le mot tel quel, sauf une terminaison française, et, par exemple, faire fragile de fragilis.

Mais pour tous les mots qui ont reçu l'empreinte primitive, on peut dire qu'ils nous représentent la façon dont on prononçait, du moins quant à la syllabe accentuée, aux septième et huitième siècles. En cela, le français, comme les autres langues romanes, est un dialecte latin encore vivant et parlé.

Dans sa partie latine, la langue se décompose en deux portions inégales. La première, qui est la plus considérable, renferme les termes produits quand le latin vivait encore, conformés suivant l'intonation latine et modifiés suivant l'euphonie des pays d'en deçà de la Loire ; la seconde com-