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xliv COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

poétique et musicale destinée à un si grand rôle, les décombres de la latinité produisirent le vers de dix syllabes, qui fut le vers héroïque des Italiens, Espagnols, Provençaux et Français, qui satisfait si pleinement l'oreille et qui est un si bel instrument de chant et de poésie.

Mais rien ne vient de rien, et toute chose nouvelle est ou transformation ou prolongement de quelque préexistence. Ainsi en fut-il du vers de dix syllabes. Le latin avait un vers très harmonieux, un vers qui nous plaît encore particulièrement, sans doute parce qu'il se rapproche plus que les autres des habitudes de notre oreille et de notre harmonie : je veux parler du vers saphique. Ce vers appartenait à l'ode, à la chanson, aux chants d'église ; ce furent ces circonstances qui, le rendant familier et populaire, permirent de le transformer et d'y trouver les éléments du vers nouveau.

Celui-ci est uniquement fondé sur l'accent (plus le nombre des syllabes) ; toute considération de la quantité prosodique des syllabes est exclue, et le nom de pied qui, dans l'antiquité gréco-latine, désignait, entre autres, une certaine combinaison de syllabes longues ou brèves, ne peut plus se dire qu'abusivement de chacune des syllabes qui le constituent. Formé de dix syllabes (ou de onze, quand la dernière est muette), l'harmonie qui lui est propre résulte de l'arrangement de deux accents ainsi distribués : un à la quatrième syllabe ou à la sixième, l'autre à la dixième ; le reste des accents est facultatif, et sert au poëte à varier la modulation et à la conformer au sentiment qui l'inspire. Voiez l'orguel de France la loée est un vers du onzième siècle et pourrait être un vers du dix-neuvième.

L'ancien décasyllabe français se présente sous deux formes : il est à césure ou sans césure (la césure est nommée hémistiche dans le vers alexandrin). La césure, quand elle existe, est placée à la quatrième syllabe, ce qui est le cas de beaucoup le plus commun, ou elle l'est à la sixième ; presque toutes les chansons de geste sont écrites dans le premier système, quelques-unes seulement dans le second. Ces deux modes de versification traitent la césure comme la fin du vers, c'est-à-dire qu'une syllabe muette, quand elle s'y trouve en plus, ne compte pas ; cette manière de versifier est bonne, satisfaisante pour l'oreille, et il est dommage qu'elle se soit perdue.

Voici quelques vers en exemple du décasyllabe ayant une syllabe muette à l'hémistiche :

Les treves donent devant midi sonant,
Par la bataille vont les mors reversant ;
Qui trova mort son pere ou son enfant,
Neveu ou oncle ou son apertenant,
Bien poés [pouvez] croire, le cuer en ot dolant.

En voici d'autres en exemple de la césure au sixième pied :

Qu'il vous viene droit faire à vostre estage [résidence],
Si com firent li home de son lignage.

Quand il n'y a point de césure, notre décasyllabe ressemble en tout point au décasyllabe italien, les deux accents suffisent à y marquer l'harmonie fondamentale ; mais ce vers ne s'établit pas en France, on n'a point de poëme


écrit en ce mètre, qui se rencontre seulement en des vers isolés et très rares. Je cite cet exemple :

Sire, choisi avez trop malement,
Selon maniere de loial ami.

Et encore celui-ci :

Je pri, pour Dieu, bone amour et requier
Qu'à la plus bele rien qui or soit née
Face savoir mon cuer et ma pensée.

Il n'y a point de césure, mais l'accent est à la place qu'il faut, dans les mots écrits en italique. Comme on sait, rien, du latin rem, signifiait chose, et se disait de la dame des pensées dans le style élevé.

Notre décasyllabe actuel est exactement l'ancien décasyllabe avec la césure à la quatrième syllabe, sauf la faculté que nous avons perdue de ne pas compter une muette en plus après la césure.

La poésie lyrique, les chansons, offrent une anomalie qui était sans doute dissimulée par la musique, mais qui n'en est pas moins très choquante : c'est que, à l'hémistiche, la quatrième syllabe, celle qui porte l'accent fondamental dans le mètre régulier, peut être une muette. Quand cela arrive, il n'y a vraiment plus de vers, ce n'est qu'une ligne de dix syllabes qui satisfait à la musique de la chanson, mais qui viole l'essence même du décasyllabe.

A côté du décasyllabe qui est le vers fondamental de la versification créée dans les langues romanes pour remplacer la versification de l'antiquité classique, viennent se ranger les autres espèces de vers, d'abord l'alexandrin avec l'hémistiche après la sixième syllabe, et comportant, comme le décasyllabe, à cet hémistiche une syllabe muette en plus ; puis les petits vers de huit syllabes, de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois, combinés par les poëtes en des arrangements très variés. De ce côté-là la versification moderne n'a rien ajouté.

Le vers saphique, d'où le décasyllabe procède, n'est point rimé ; aussi la rime n'est-elle point essentielle au décasyllabe roman, et aujourd'hui encore l'Italie use des vers blancs, nous pourrions en user de même. Toutefois, de très bonne heure, la rime s'introduisit dans la poésie romane, du moins sous la forme d'assonance. Les plus anciens poëmes ne sont pas rimés, à proprement parler ; ils sont assonants, c'est-à-dire que l'oreille s'y contente de syllabes où tantôt les voyelles se ressemblent mais non les articulations, et tantôt les articulations se ressemblent mais non les voyelles ; la Chanson de Roland et quelques autres poëmes sont écrits en assenances. Le sentiment qui avait amené l'assonance ne tarda pas à se montrer plus exigeant ; et dès le douzième siècle, la rime complète, exacte, devint une loi impérieuse de la versification, si bien que, à cette époque, on remania les anciennes compositions pour les mettre au goût du jour ; et peu, échappant à ce remaniement, nous sont parvenues avec la forme antique de l'assonance. Nous n'avons, quant à la rime, rien innové, sauf la règle du croisement des rimes masculines et des rimes féminines, règle qui fut étrangère aux compositions de nos aïeux et dont le mérite est d'ailleurs contestable.