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COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE. xliii


En effet, les articulations propres à la langue moderne existent dans la langue ancienne. Les ll mouillées y sont écrites tantôt ll, tantôt li, tantôt, comme en italien, gl. Il en est de même du gn, qui est aussi en italien, et qui s'écrit ñ en espagnol ; il en est de même du j, cette lettre particulière au français parmi les langues romanes. On trouve au moins deux e : l'e muet et l'é fermé à la fin des mots. En combinant toutes les prononciations des langues romanes et en les rapprochant du latin, on arrive à déterminer avec probabilité beaucoup d'articulations qui, une fois déterminées, réagissent à leur tour sur le problème de la prononciation de l'ancien français.

Une des plus heureuses applications du principe de Génin a été de constater ce qu'était la combinaison des lettres ue. Jusqu'à lui, on y voyait, comme cela est écrit pour nous et selon nos habitudes, deux voyelles énoncées distinctement (u et e) ; même on mettait, dans les anciens textes imprimés, un accent sur l'e, écrivant, par exemple, les bués (les boeufs) : ce qui faisait deux fautes, l'une contre la versification quand le mot se trouvait en vers, puisque, de monosyllabe qu'il est, on en faisait un dissyllabe ; l'autre contre la prononciation, puisqu'il doit se prononcer exactement comme aujourd'hui boeufs se prononce. Dans la peinture des sons par les lettres, tout est de convention. Le son eu se figure aujourd'hui par e et u ; chez nos aïeux il se figurait par u et e ; du moins, c'est la forme à beaucoup près la plus ordinaire ; on ne rencontre que rarement notre figuration présente. Ainsi il puet doit s'articuler il peut ; cuer doit s'articuler coeur, écrit dans les temps intermédiaires cueur ; puis, quand l'ue se change dans l'écriture en eu, le c se trouvant alors devant un e et ne pouvant avoir la prononciation dure qui appartient à ce mot, on vint à la combinaison présente qui est coeur. Cueillir est un scandale pour les grammairiens : suivant l'orthographe et la prononciation présentes, on y lirait ku-e-llir, non keu-llir ; mais, si l'on se reporte à l'orthographe ancienne, on voit que c'est la figuration ue conservée archaïquement et non remplacée par eu, à cause de la difficulté qui s'est présentée de mettre e après c. Dans le nom de lieu, la Muette, qui a toujours été un rendez-vous de chasse, cette même figuration archaïque conservée a rendu le mot méconnaissable ; il aurait fallu, quand la mutation d'ue en eu s'est faite, changer l'orthographe et écrire la Meute pour maintenir le son et le sens.

Des remarques semblables s'appliquent aux finales ex, iex. Tout porte à croire que iex se prononçait yeux, que diex se prononçait comme nous prononçons dieux, et que l'x n'y est qu'un signe orthographique comme dans notre propre figuration.

Le signe orthographique qui notait le nominatif singulier et le régime pluriel était, suivant les temps et les textes, x, zou s. De fait, nous avons gardé pour la formation du pluriel l'x ou l's, dont telle est l'origine.

L'orthographe ancienne n'aimait pas l'accumulation des consonnes ; c'est au seizième siècle que, par une recherche pédantesque de l'étymologie, on en a chargé l'écriture ; notre orthographe ne s'est pas suffisamment débarrassée de oe qu'a fait en cela le seizième siècle. Dans les hauts temps on écrivait les enfans, non les enfants ; les pons, non les ponts ; les saus, non les sauts ; les sers, non les serfs ; les cos, non les coqs, etc. C'est ainsi que ost, qui signifiait armée et qui n'a pas complètement disparu de la langue, quand, au nominatif singulier ou au régime pluriel, il prenait l's, devenait li oz, les oz, et le buef (boeuf) devenait li bues, les bues. Les grammairiens qui ont demandé à diverses reprises et parfois obtenu la suppression du t dans les terminaisons plurielles ants, ents, peuvent invoquer pour eux l'usage antique.

Dans un dictionnaire qui lie incessamment l'ancien français avec le français moderne et qui n'abandonne jamais la tradition, des explications de ce genre sont indispensables.

iii. des règles de l'ancienne versification.

L'ancienne versification est le fondement de la nôtre, et rien n'est plus faux que l'opinion de Boileau :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.

Bien des siècles avant Villon, toutes les règles de la versification avaient été trouvées, et, durant un long intervalle de temps, appliquées dans une foule innombrable de compositions grandes et petites. Villon n'eut rien à débrouiller ; il ne fit, lui et ses successeurs, que se servir des créations d'un âge primordial.

Cet âge primordial est celui où la langue naquit des ruines du latin. Ce fut des mêmes ruines que sortit la versification. L'ancienne métrique, venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves (je laisse de côté ici l'arsis et la thésis). Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eut progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta ; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné, et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et à brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques. Les choses en étaient là quand les barbares intervinrent : l'empire fut ruiné, et les langues romanes commencèrent à se former. Mais, si le vers antique était tombé en déchéance sans pouvoir se reproduire, puisque les langues modernes suivaient l'accent et non la quantité prosodique, le vers nouveau n'était pas trouvé. Il fallait pourtant qu'il se trouvât ; car le monde roman (je me sers de cette expression pour désigner l'ensemble des populations héritières du monde latin) ne pouvait demeurer sans poésie qui se chantât, donnât forme aux effusions de l'âme, racontât les hauts faits et les légendes, en un mot charmât l'imagination curieuse et le sens inné de beauté. Aussi la force spontanément créatrice qui, dans de telles circonstances, appartient à toute civilisation, fit son office ; et, sans qu'on sache de qui provient une création