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XIV PRÉFACE.

la prononciation ; mais, derechef, on se trouva embarrassé pour figurer le son qui s'entend dans la première syllabe de autre, et l'adoption de au n'est que la substitution d'une convention à une autre. Faire prévaloir ces conventions sur la chose réelle, qui est la prononciation traditionnelle, est un danger toujours présent.

L' écriture et la prononciation sont, dans notre langue, deux forces constamment en lutte. D'une part il y a des efforts grammaticaux pour conformer l'écriture à la prononciation ; mais ces efforts ne produisent jamais que des corrections partielles, l'ensemble de la langue résistant, en vertu de sa constitution et de son passé, à tout système qui en remanierait de fond en comble l'orthographe. D'autre part, il y a, dans ceux qui apprennent beaucoup la langue par la lecture sans l'apprendre suffisamment par l'oreille, une propension très marquée vers l'habitude de conformer la prononciation à l'écriture et d'articuler des lettres qui doivent rester muettes. Ainsi s'est introduit l'usage de faire entendre l' s dans fils, qui doit être prononcé non pas fis, mais fi ; ainsi le mot lacs (un lien), dont la prononciation est , devient, dans la bouche de quelques personnes, lak et même laks. On rapportera encore à l'influence de l'écriture sur la prononciation l'habitude toujours croissante de faire sonner les consonnes doubles : ap'-pe-ler, som'-met, etc. Dans tous les cas semblables, j'ai soigneusement indiqué la bonne prononciation fondée sur la tradition, et réprouvé la mauvaise.

On peut citer d'autres exemples de cet empiétement de l'écriture sur les droits de la prononciation. Les vieillards que j'ai connus dans ma jeunesse prononçaient non secret, mais segret ; aujourd'hui le c a prévalu. Dans reine-claude la lutte se poursuit, les uns disant reine-claude, les autres reine-glaude, conformément à l'usage traditionnel. Second lui-même, où la prononciation du g est si générale, commence à être entamé par l'écriture, et l'on entend quelques personnes dire non segon, mais sekon.

Il est de règle, bien que beaucoup de personnes commencent à y manquer, qu'un mot, finissant par certaines consonnes, qui passe au pluriel marqué par l' s, perde dans la prononciation la consonne qu'il avait au singulier : un bœuf, les bœufs, dites les beû ; un œuf, les œufs, dites les eû, etc. Si l'on cherche le motif de cette règle, on verra que, provenant sans doute du besoin d'éviter l'accumulation des consonnes, elle se fonde sur le plus antique usage de la langue. En effet, dans les cas pareils, c'est-à-dire quand le mot prend l' s, la vieille langue efface de l'écriture et par conséquent de la prononciation la consonne finale : le coc, li cos. C'est par tradition de cette prononciation qu'en Normandie les coqs se prononce les cô ; et, vu la prononciation de bœufs, d' œufs, où l' f ne se fait pas entendre, c'est que nous devrions prononcer, si, pour ce mot, l'analogie n'avait pas été rompue. Je le répète, dans les hauts temps la consonne qui précédait l' s grammaticale de terminaison ne s'écrivait pas, preuve qu'elle ne se prononçait pas.