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X PRÉFACE

idées. Dans commettre, elle note d'abord le sens faire (commettre un crime) ; mais commettre, signifiant proprement mettre avec, ne peut être arrivé au sens de faire qu'après un circuit. Dans débattre, ce qu'elle consigne en tête de l'article est contester, discuter ; mais débattre, dans lequel est battre, ne reçoit le sens de contestation et de discussion qu'à la suite d'un sens propre et physique que l'Académie ne consigne qu'après le sens figuré.

Sans doute, en un dictionnaire qui ne donne ni l'étymologie ni l'historique des mots, ce procédé empirique a été le meilleur à suivre. Dans l'absence des documents nécessaires à la connaissance primitive des sens et à leur filiation, on échappait au danger de se méprendre et de méconnaître les acceptions fondamentales et les dérivées ; et, en plaçant de la sorte au premier rang ce que le lecteur est disposé à trouver le plus naturel comme étant le plus habituel, on lui donne une satisfaction superficielle il est vrai, mais réelle pourtant. Toutefois cet avantage est acheté au prix d'inconvénients qui le dépassent de beaucoup. En effet ce sens le plus usité, le premier qui se présente d'ordinaire à la pensée quand on prononce le mot, le premier aussi que l'Académie inscrit, est souvent, par cela même qu'il est habituel et courant dans le langage moderne, un sens fort éloigné de l'acception vraie et primitive ; il en résulte que, ce sens ayant été ainsi posé tout d'abord, il ne reste plus aucun moyen de déduire et de ranger les acceptions subséquentes. La première place est prise par un sens non pas fortuit sans doute, mais placé en tête fortuitement ; une raison étrangère à la lexicographie, c'est-à-dire une raison tirée uniquement d'un fait matériel, le plus ou le moins de fréquence de telle ou telle acception parmi toutes les acceptions réelles, a fixé les rangs ; les autres sens viennent comme ils peuvent et dans un ordre qui est nécessairement vicié par une primauté sans titre valable. N'oublions point que ce n'est pas un caractère permanent pour une signification, d'être la plus usuelle ; les exemples des mutations sont fréquents. Ranger d'après une condition qui n'a pour elle ni la logique ni la permanence, n'est pas classer.

Autre a dû être la méthode d'un dictionnaire qui consigne l'historique des mots et en recherche l'étymologie. Là, tous les éléments étant inscrits, on peut reconnaître la signification primordiale des mots. L'étymologie indique le sens originel dans la langue où le mot a été puisé ; l'historique indique comment, dès les premiers temps de la langue française, ce mot a été entendu, et supplée, ce qui est souvent fort important, des intermédiaires de signification qui ont disparu. Avec cet ensemble de documents, il devenait praticable, et, j'ajouterai, indispensable de soumettre la classification à un arrangement rationnel, sans désormais rien laisser à ce fait tout accidentel de la prédominance de tel ou tel sens dans l'usage commun, et de disposer les significations diverses d'un même mot en une telle série, que l'on comprît, en les suivant, par quels degrés et par quelles vues l'esprit avait passé de l'une à l'autre.