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mensongère, je doive imposer silence à mon cœur et rentrer au dedans de moi le cri de détresse que m’arrache le déplorable spectacle de l’exploitation brutale, de la subalternité honteuse, du découronnement et de la déconsécration infamante de l’art et des artistes !… Est-ce à dire qu’il faille me taire et cacher mon visage, quand il ne reste à une immense majorité d’entre nous que les souffrances et les oppressions de tout genre, et en dernier lieu la liberté de mourir de faim ou de dégoût !…

Et qu’ici on ne vienne pas me dire avec une sotte imperturbabilité, « vous outrez, vous déclamez ! »… Non, cent fois non ! je n’exagère ni ne déclame. Mes paroles sont la traduction d’un fait et vous savez que rien n’est entêté comme un fait[1]. Au surplus il est visible, palpable, vérifiable pour quiconque veut s’en donner la peine. Voyez plutôt[2]

Voyez ce jeune homme aux joues creuses, au teint fatigué et maladif. Il est venu du fond de sa province, poussé par le besoin de développer des facultés vivaces, tourmenté peut-être par des illusions poétiques ou ambitieuses. Supposons maintenant, si vous le voulez, que toutes les chances lui aient été favorables ; qu’au concours préalable il l’ait emporté sur une cinquantaine de rivaux, et

  1. Ce mot, si je ne me trompe, est de M. Royer-Collard (note de Liszt).
  2. Il n’est pas nécessaire de rappeler que je n’ai à parler ici que des musiciens, quoique je ne doute nullement que la situation des peintres, des poètes, des architectes, etc., n’offre une multitude d’analogies et de termes de rapport (note de Liszt).