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l’absence ne nous avait pas changés l’un pour l’autre, et que nous nous retrouverions frères comme en ces jours que tu me rappelles ; seulement, Berlioz, nous nous retrouverons plus vieux de bien des heures. Cette première impatience du cœur, cette ardeur de conquête qui veut tout entraîner ou tout rompre, cet amour insensé de l’art qui s’indigne de n’être pas compris, toute cette folle dépense de vie d’une jeunesse pleine de prestiges, ont fui sans retour. L’expérience t’a fait entendre sa voix austère ; le commerce des hommes t’a valu plus d’un sévère enseignement, tu as appris à contenir ta force, à marcher lentement dans une voie difficile. Le jeune artiste qui descendait naguère fier et joyeux des Apennins, appelant au combat quiconque n’adorait pas sa muse, reste aujourd’hui pensif et morne, regardant sans colère la foule distraite qui va et vient du vrai au faux, de l’idole à la divinité, de l’art à la fantasmagorie. Pareil au laboureur qui ensemence la terre, et se retire dans sa cabane, laissant aux frimas leur saison, tu as déposé ton grain dans le sillon, et tu attends avec confiance qu’un ciel plus doux le fasse croître et mûrir. Quant à moi qui, plus jeune, ai deviné plutôt que je n’ai appris le train du monde, moi qui n’ai point été appelé aux glorieuses douleurs d’une haute destinée, ce n’est pourtant pas en vain que les années ont passé sur ma tête. Il est dans la solitude une voix qui parle haut à ceux qui l’interrogent ; les vieilles forêts rendent toujours