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nourriture n’existe plus ; mais, au milieu de ses plus grands désastres, le peuple s’est souvenu des oiseaux bien-aimés. Chacun, pauvre ou riche, a donné sa part, afin qu’ils ne s’aperçussent point du malheur des temps, et qu’ils continuassent à planer sur la ville mourante, comme les souvenirs d’une riante jeunesse sur la tête chauve d’un vieillard assoupi.

Avez-vous jamais été à Venise ? avez-vous glissé sur les eaux endormies, dans la gondole noire, le long du Canalazzo, ou sur les rives de la Guidecca ? Avez-vous senti le poids des siècles peser sur votre imagination écrasée ? avez-vous respiré cet air épais et lourd qui vous oppresse et vous jette dans une langueur inconcevable ? avez-vous vu les rayons de la lune jeter leurs teintes blêmes aux coupoles de plomb de l’antique Saint-Marc ? Votre oreille inquiète de ce silence de mort, a-t-elle cherché le bruit comme l’œil dans les ténèbres d’un cachot la lumière ? Oui, sans doute. Alors vous connaissez peut-être ce qu’il y a de plus poétiquement désolé au monde.

Mais je crois que je vais tomber dans les exclamations du touriste sentimental ; ce n’est pas trop votre affaire ni la mienne. Voici d’ailleurs la cloche des Capucins qui sonne l’office de minuit ; c’est l’heure où je vais fumer ma pipe de jonc marin sur la riva degli Schiavoni, en me demandant quelquefois quel est donc la secrète force qui nous a rapprochés, lui, le pauvre jonc des Paludes de