Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde, à Venise, avait lu les spirituelles lignes dans lesquelles figurent si clairement mon ami Chopin ; si irrévérencieusement mon ami Berlioz ; si judicieusement MM. Kalkbrenner et Thalberg, et si fantastiquement votre très humble serviteur. Puis figurez-vous, si vous le pouvez, mon profond ébahissement et ma contenance extraordinairement empêchée quand tout à l’heure arrivent l’un après l’autre tous mes amis vénitiens, qui ont pris au sérieux les fantaisies de votre après-dînée, et viennent me demander compte des différentes phases politiques et philosophiques que vous vous êtes diverti à me faire parcourir. L’un me prie en grâce de lui faire voir mon costume saint-simonien ; l’autre de lui jouer la dernière fugue que j’ai composée sur des thèmes de la Palingénésie ; un troisième s’ingénie en vain à concilier ma vie de fort beau diable avec l’austérité catholique pour laquelle vous me faites si bien extravaguer ; un quatrième prend mon piano tout net pour une machine infernale. Enfin, je ne sais auquel entendre ; c’est un interrogatoire en règle ; je me crois aux temps des inquisitions d’état… Heureusement voici une barque qui passe sous mes fenêtres ; elle porte des musiciens ; une belle voix d’homme chante avec accompagnement du chœur : La notte e bella… Ils vont au Lido ; je m’écrie qu’il faut les suivre ; nous sautons dans ma gondole ; personne ne pense plus à moi ni à mes doctrines ; je suis sauvé pour ce soir… Mais non ; car au retour de ma prome-