Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bains Vigier commence à poindre, quand le premier tonneau d’arrosage qui se montre sur les boulevards vous avertit que le printemps est venu, vous allez en goûter les charmes à Asnières, à Pantin, à Montmartre ; ici nous disons : je vais à Lecco, je viens de Toreno, je retourne à Delpho. La différence des noms ne caractérise-t-elle pas assez la différence de votre prosaïque patrie et de ces poétiques campagnes ?

De la maison où j’habite, j’entends la plainte mélancolique des ondes expirant sur les cailloux, et je vois les derniers rayons du soleil couchant dorer la montagne. Si vous saviez quelles teintes magiques il jette aux flots en les quittant ! Tantôt vous les voyez d’un rose transparent, pareil à un beau rubis un peu pâle, tantôt ardents et rougeâtres comme les sables du désert ; quelquefois le pourpre, le violet, l’orangé se mêlent et se confondent, produisant une couleur fantastique impossible à décrire.

Je serais honteux de vous dire combien de soirs j’ai passés dans l’oubli de toutes choses, contemplant d’abord, puis ne contemplant même plus, perdu, abîmé dans une extase inénarrable, sentant mon âme en quelque sorte hors de moi, emportée sur un de ces rayons vers les sources éternelles de toute beauté ! Que de fois je me suis senti tout prêt à briser l’instrument infirme qui me sert d’interprète, désespérant de jamais rendre la plus minime partie de ce que j’avais éprouvé ! Pauvres, pauvres