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sillon à labourer sur la terre, une étoile à contempler dans les cieux !

Le lendemain de nos adieux je remontai la Saône et j’arrivai chez Lamartine. C’est bien là, comme vous me le disiez souvent, le poète heureux du siècle. Dans une époque de contestations, d’instabilité, de rivalités acharnées, son nom nous est apparu soudain rayonnant au-dessus de la région des orages : se révélant à tous en même temps qu’il se révélait à lui-même, il n’a connu ni les longues attentes, ni les insolentes protections, ni les prudents avis des médiocrités officieuses, il n’a point subi les tortures du doute, et ne s’est jamais demandé, en voyant la foule indifférente à ses accents, si le fantôme qui lui apparaissait comme son génie n’était peut-être que l’ombre gigantesque de sa vanité. Le premier chant de sa lyre a retenti dans un air libre et pur ; sa poitrine s’est dilatée à l’aise dans une atmosphère que le souffle de l’envie n’a pu corrompre. Dès sa venue parmi nous, le jeune homme a été salué comme l’oint du Seigneur, comme l’un de ces rois de l’intelligence dont les fautes mêmes sont sacrées, et la postérité est née pour lui au lendemain de son premier jour de gloire. Il est, sans contredit, plusieurs causes à cette destinée d’exception, à cette popularité si instantanément acquise et si invariablement maintenue ; car le génie, d’ordinaire, ne s’élève point en paisible dominateur ; il ne se fraie un chemin qu’à travers mille obstacles ; il est longtemps méconnu, violemment attaqué et