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ciple, j’aspire à les suivre, de bien loin, hélas ! et que mon premier vœu, mon ambition la plus chère, soit de laisser aux pianistes qui viendront après moi quelques enseignements utiles, la trace de quelques progrès obtenus, une œuvre enfin qui témoigne dignement des études et des efforts constants de ma jeunesse. Et puis, tenez, il faut que je vous le confesse, je suis encore tout près du temps où l’on me faisait apprendre par cœur les vers du bon La Fontaine, et j’ai toujours eu à la mémoire ce chien trop avide, qui laissa l’os succulent qu’il tenait en sa gueule, pour courir après l’ombre dans la rivière, où il faillit se noyer. Laissez-moi donc ronger en paix mon os ; le jour ne viendra que trop tôt où je me noierai peut-être à la poursuite de quelque ombre immense et insaisissable.

En quittant le Berry, où j’avais vécu dans le cercle étroit de ces affections que l’on serait tenté de nommer égoïstes, tant elles donnent de contentement, je me rendis à Lyon et je me trouvai transporté au milieu de souffrances si horribles, d’une si cruelle détresse, que le sentiment de la justice se souleva au dedans de moi, et me causa une inexprimable douleur. Quelle torture, mon ami, que celle d’assister, les bras croisés sur la poitrine, au spectacle d’une population entière luttant en vain contre une misère qui ronge les âmes avec les corps ! de voir la vieillesse sans repos, la jeunesse sans espoir et l’enfance sans joie ! tous entassés dans des réduits infects, enviant ceux d’entre eux qui, pour un