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Vous ne savez pas que me parler de quitter le piano, c’est me faire envisager un jour de tristesse ; un jour qui éclaira toute une première partie de mon existence, inséparablement liée à lui. Car, voyez-vous, mon piano, c’est pour moi ce qu’est au marin sa frégate, ce qu’est à l’Arabe son coursier, plus encore peut-être, car mon piano, jusqu’ici, c’est moi, c’est ma parole, c’est ma vie ; c’est le dépositaire intime de tout ce qui s’est agité dans mon cerveau aux jours les plus brûlants de ma jeunesse ; c’est là qu’ont été tous mes désirs, tous mes rêves, toutes mes joies et toutes mes douleurs. Ses cordes ont frémi sous toutes mes passions, ses touches dociles ont obéi à tous mes caprices, et vous voudriez, mon ami, que je me hâtasse de le délaisser pour courir après le retentissement plus éclatant des succès de théâtre et d’orchestre ? Oh ! non. En admettant même ce que vous admettez sans doute trop facilement, que je sois déjà mûr pour des accords de ce genre, ma ferme volonté est de n’abandonner l’étude et le développement du piano que lorsque j’aurai fait tout ce qu’il est possible, ou du moins tout ce qu’il m’est possible de faire aujourd’hui.

Peut-être cette espèce de sentiment mystérieux qui m’attache au piano me fait-il illusion ; mais je regarde son importance comme très grande : il tient, à mes yeux, le premier rang, dans la hiérarchie des instruments ; il est le plus généralement cultivé, le plus populaire de tous ; cette importance