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respect le plus absolu pour les chefs-d’œuvre des grands maîtres a remplacé chez moi le besoin de nouveauté et de personnalité d’une jeunesse encore voisine de l’enfance.

À cette heure, je ne sais plus séparer une composition quelconque du temps où elle a été écrite, et la prétention d’orner ou de rajeunir les œuvres des écoles antérieures me semble aussi absurde chez le musicien, qu’il le serait, par exemple, à un architecte de poser un chapiteau corinthien sur les colonnes d’un temple d’Égypte.

Vers ce temps, j’écrivis plusieurs morceaux qui se ressentaient nécessairement de l’espèce de fièvre qui me dévorait. Le public les trouva bizarres, incompréhensibles ; vous-même, mon ami, m’en avez parfois reproché le vague et la diffusion.

Je suis si loin d’en appeler de cette double condamnation, que mon premier soin a été de les jeter au feu. Toutefois, je voudrais qu’il me fût permis de dire quelques mots à leur occasion, en guise d’oraison funèbre.

— L’œuvre de certains artistes, c’est leur vie. Inséparablement identifiés l’un à l’autre, ils sont semblables à ces divinités de la fable, dont l’existence était enchaînée à celle d’un arbre des forêts. Le sang qui fait battre leur cœur est aussi la sève qui s’étale en feuilles et en fruits sur leurs rameaux, et le baume précieux que l’on recueille sur leur écorce, ce sont les larmes silencieuses qui coulent une à une de leurs paupières. Le musicien surtout