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HISTOIRE DE LA COMMUNE DE 1871

chapeau, redingote et pantalon noir, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente comme il la portait, sans armes, s’appuyant sur une canne. Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami. Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette Assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé que soutenaient Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tombe à son tour grièvement frappé ; Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière ; Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir. À cinquante mètres de la barricade, le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissaient l’entrée du boulevard.

Le soleil se couchait, derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement, Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé, sur la place du Château-d’Eau.

Quelques hommes voulurent le relever ; trois sur quatre tombèrent. Il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard, au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : « Non ! vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune ! » La nuit tomba. Nous revînmes, laissant, abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort, le corps de notre pauvre ami.

Il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens Montagnards allèrent à l’échafaud. La longue journée de sa vie avait épuisé ses forces. Il ne lui restait plus qu’un souffle ; il le donna. Il ne vécut que pour la justice. Ce fut son talent, sa science, l’étoile polaire