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HISTOIRE DE LA COMMUNE DE 1871

ment, le même accident pourrait lui arriver une seconde fois, ou bien même la rage d’égalité radicale serait capable de renverser toute la colonne afin que ce symbole de gloire fût entièrement rasé de la terre. »

L’ingénieur chargé de la démolition s’était engagé, « au nom du club positiviste de Paris », par un contrat longuement motivé, à exécuter « le 5 mai, jour anniversaire de la mort de Napoléon, le jugement prononcé par l’histoire et édicté par la Commune de Paris contre Napoléon Ier. » On lui débauchait souvent ses ouvriers et l’opération fut retardée jusqu’au 16. Ce jour, à deux heures, une foule remplissait les rues voisines fort inquiètes, car on prédisait toutes sortes de catastrophes. L’ingénieur, lui, s’était déclaré par son contrat « en mesure d’éviter tout danger ». Il avait scié la colonne horizontalement un peu au-dessus du piédestal. Une entaille en biseau devait faciliter la chute en arrière sur un vaste lit de fagots, de sable et de fumier accumulé dans l’axe de la rue de la Paix.

Un câble attaché au sommet de la colonne s’enroule autour du cabestan fixé à l’entrée de la rue. La place est remplie de gardes nationaux ; les fenêtres, les toits, de curieux. À défaut de Jules Simon et Ferry, partisans naguère du déboulonnement, Glais-Bizoin, l’ex-délégué à Tours, félicite le nouveau délégué à la police Ferré qui vient de remplacer Cournet et lui confie que son ardent désir depuis quarante ans est de voir démolir le monument expiatoire. Les musiques jouent la Marseillaise. Le cabestan vire, la poulie se brise, un homme est blessé. Des bruits de trahison circulent. Une nouvelle poulie est bientôt installée. À cinq heures, un officier paraît sur la balustrade, agite longtemps un drapeau tricolore et le fixe à la grille. À cinq heures et demie, le cabestan vire de nouveau. Quelques minutes après, César oscille et son bras chargé de victoire vainement bat le ciel. Le fût s’incline, d’un coup se brise en l’air avec des zigzags et s’abat sur le sol qui gémit. La tête de Bonaparte roule et le bras homicide gît détaché du tronc. Une acclamation comme d’un peuple délivré jaillit de milliers de poitrines. On se rue sur les ruines et, salué de clameurs enthousiastes, le drapeau rouge se plante sur le piédestal.