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beauté et de joie. À droite et à gauche, des mets exquis, des flacons, des lustres, des glaces ; au-dessus de ma tête, un orchestre bruyant, et en face de moi ma maîtresse, créature superbe que j’idolâtrais.

» J’avais alors dix-neuf ans, je n’avais éprouvé aucun malheur ni aucune maladie ; j’étais d’un caractère à la fois hautain et ouvert ; avec toutes les espérances et un cœur débordant. Les vapeurs du vin fermentaient dans mes veines ; c’était un de ces moments d’ivresse où tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend, vous parle de la bien-aimée. La nature entière paraît alors comme une pierre précieuse à mille facettes, sur laquelle est gravé le nom mystérieux. On embrasserait volontiers tous ceux qu’on voit sourire, et l’on se sentie frère de tout ce qui existe. Ma maîtresse m’avait donné rendez-vous pour la nuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres en la regardant.

» Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba, je me baissai pour la ramasser, et, ne la trouvant pas d’abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J’aperçus alors sous la table le pied de ma maitresse qui était posé sur celui d’un jeune homme assis à côté d’elle, etc. »

Voilà donc le fatal accident qui a fait dérailler M. de Musset. Le voilà donc qui, à dix-neuf ans, jette sa malédiction à ce monde, renonce à ses croyances, renonce à tout espoir, et désormais commence à douter de tout, hors d’une chose, c’est que ce monde est indigne de lui. Enfin il est devenu, il est athée. Et, vous le comprenez bien, messieurs, j’entends ce mot non pas dans l’acception théologique, mais dans son sens le plus large. Athée celui qui n’a pas de croyance, pour qui rien n’existe, ni conscience, ni devoir, ni morale, ni la charité, bête brute isolée au milieu d’une société qu’il exploite en réclamant pour lui les mêmes droits, les mêmes immunités que ceux qui ont versé leur sang, donné leur vie pour les conquérir où les laisser à leurs enfants. Lorsqu’on arrive à ce degré de vé-