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Ah ! J’admets que depuis Bridoison, l’argument a du succès. Mais je suis certain qu’il ne vous suffira pas longtemps. Il se réduit à dire, si j’ai bien compris votre pensée, que M. de Musset est un poëte ? Justement.

Je ne continuerai pas, messieurs, un dialogue trop facile ; mais nous voici arrivé tout naturellement à cette énormité que le poëte est celui qui sait revêtir sa pensée d’une forme élégante. À ce compte Victor Hugo sera poëte au même titre que M. de Musset, ou il faudra que nous disions que l’un est un bon et l’autre un mauvais poëte. Auquel des deux décernerons-nous l’épithète ? Ah ! messieurs, mettons-nous vite d’accord.

Le poëte est celui qui fait. Il représente toujours et nécessairement un sentiment, une situation morale quelconque, et si ce sentiment, cette situation existe réellement dans la nature humaine il a fait œuvre de poëte. Essayé de déplacer Virgile, Dante, Pétarque. Ils ont chanté leur époque sur une lyre d’or. Ils sont le centre de leur épopée. En eux s’incarne la figure de leur siècle. Ils seraient un anachronisme ailleurs. Déplacer Pétrone. M. de Musset, rétrogradez de seize siècles, vous êtes contemporain de la débauche, de la vanité et de l’ignorance. Vous ne serez même pas le premier parmi vos pairs. Mais de votre temps de rénovation et de la lutte, qu’avez vous représenté ? J’entends parler de Byron et de Göthe. Nous y reviendrons. Mais pour le moment permettez-moi de vous dire que vous vous êtes vanté en disant que vous buviez toujours dans votre verre.

N’ayant rien représenter de votre époque, à ce seul titre déjà vous n’êtes pas poëte. Le serez-vous au plus saint de tous les titres, celui qui depuis un siècle a sacré le poëte pontife de la morale humaine, de la charité, du droit, du devoir, l’apôtre des jeunes générations qui doivent apprendre tout ce qui fait l’homme et tout ce qui rend libre, qui chante les vaincus, qui déchaîne les furies sur les coupables triomphants, qui console les faibles, qui jette l’opprobre au front des lâches ? —