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POLYBE, LIV. XV.

gloire d’avoir répandu leur sang pour la patrie, gloire préférable à tous les honneurs de la sépulture ; au lieu que ceux qui tourneraient le dos passeraient le reste de leurs jours dans l’infamie et dans la misère ; qu’en effet, il n’y avait pas d’endroit dans l’Afrique qui pût leur donner une retraite sûre ; qu’ils ne pourraient se dérober à la poursuite des Carthaginois, et que, tombant entre leurs mains, il était aisé de prévoir quelle serait leur destinée. À Dieu ne plaise, dit-il, que ce malheur vous arrive ! Une domination universelle ou une mort glorieuse sont les prix que la fortune nous propose ; ne serions-nous pas les plus lâches et les plus insensés des hommes si, par un honteux amour de la vie, laissant là les plus grands biens, nous étions capables de choisir les plus grands maux ? En marchant aux ennemis, n’ayez dans l’esprit que la victoire ou la mort, sans vous arrêter à l’espérance de survivre au combat. Venez aux mains dans cette disposition, et la victoire est à nous. » C’est ainsi que Scipion exhorta ses troupes.

L’ordre d’Annibal était : devant toute l’armée, plus de quatre-vingts éléphans, ensuite les étrangers soudoyés, au nombre de douze mille, Liguriens, Gaulois, Baléares, Maures ; en seconde ligne, les Africains et les Carthaginois ; et à la troisième ligne, qu’il éloigna de la seconde de plus d’un stade, les troupes qui étaient venues d’Italie avec lui. Il mit sur l’aile gauche la cavalerie des alliés numides, et sur la droite celle des Carthaginois, ordonnant aux officiers d’encourager chacun ses propres soldats, en les exhortant à compter sur la victoire, puisqu’ils avaient avec eux Annibal et l’armée qu’il avait amenée d’Italie ; mais surtout de bien peindre aux Carthaginois les maux qui fondraient sur leurs femmes et sur leurs enfans s’ils perdaient la bataille. Pendant que les officiers exécutent cet ordre, Annibal, voltigeant sur toute la troisième ligne, criait à ses soldats : « Souvenez-vous, camarades, qu’il y a dix-sept ans que nous servons ensemble ; souvenez-vous de ce grand nombre de batailles que vous avez pendant ce temps-là livrées aux Romains. Victorieux dans toutes, vous n’avez pas laissé seulement aux Romains la moindre espérance de pouvoir jamais vous vaincre. Ayez toujours devant les yeux la bataille de la Trébie contre le père de celui qui commande aujourd’hui l’armée que nous allons combattre, et celles de Thrasymène contre Flaminius, et de Cannes contre Paul-Émile, sans compter les petits combats et les avantages sans nombre que vous avez remportés. Quelle comparaison entre la bataille d’aujourd’hui et ces trois grandes batailles, soit qu’on regarde le nombre ou la valeur des troupes ? Jetez les yeux sur l’armée des ennemis : non-seulement ils sont en plus petit nombre, à peine font-ils une petite partie de ceux que nous avions alors contre nous, mais, pour la valeur, ils ne méritent pas d’entrer en comparaison. Les premiers avaient été jusqu’alors invincibles, et avaient toutes leurs forces à nous opposer : ceux-ci ne sont ou que les enfans de ceux-là, ou que les restes de ceux que nous avons vaincus en Italie et qui ont plusieurs fois pris la fuite devant nous. Prenez donc garde de ne pas perdre ici la gloire que vous et moi nous avons acquise, mais combattez en gens de cœur pour vous assurer à jamais la réputation que vous vous êtes faite, d’hommes invinci-