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POLYBE, LIV. VI.

trie que les liaisons du sang même et de la nature, ont, contre la coutume et les lois naturelles, condamné à mort leurs propres enfans.

Entre une infinité d’exemples de cette passion des Romains pour la gloire, je n’en rapporterai qu’un pour servir d’autorité à ce que je viens de dire. Horace, surnommé le Borgne (Coclès) combattant contre deux ennemis à l’entrée du pont qui donne accès dans Rome en traversant le Tibre, et en apercevant un grand nombre d’autres qui venaient à leur secours, dans la crainte où il était que la garde du pont étant forcée, les ennemis n’entrassent dans la ville, se tourne vers ceux qui étaient derrière lui et leur crie de se retirer au plus vite et de couper le pont. Tant qu’ils travaillèrent, Horace, malgré les blessures dont il était tout couvert, soutint l’effort des ennemis, plus frappés encore de sa constance et de son intrépidité que de ses forces et de sa résistance. Le pont rompu et la ville n’ayant plus rien à craindre, il se jeta tout armé dans le fleuve, et préféra aux jours qu’il lui restait à vivre une mort volontaire, pour délivrer sa patrie et acquérir la gloire dont cette mort devait être suivie : tant sont grandes l’ardeur et l’émulation que les coutumes des Romains inspirent à la jeunesse pour les belles actions.

Les moyens dont les Romains se servent pour augmenter leurs biens, sont encore beaucoup plus légitimes que chez les Carthaginois. Chez ceux-ci, de quelque manière que l’on s’enrichisse, on n’en est jamais blâmé : chez ceux-là, rien n’est plus honteux que de se laisser corrompre par les présens, et d’amasser du bien par de mauvaises voies. Autant ils font cas des richesses légitimement acquises, autant ils ont en horreur celles qu’on se procure par des moyens injustes. Parmi les Carthaginois, les dignités s’achètent à force de largesses et de présens ; parmi les Romains c’est un crime capital. Ainsi, comme les récompenses proposées à la vertu sont différentes chez l’un et l’autre peuple, il n’est pas surprenant que les voies pour y parvenir soient différentes.

Mais ce qui a le plus contribué aux progrès de la république romaine, c’est l’opinion que l’on y a sur les dieux ; et la trop grande dévotion qui est blâmée chez les autres peuples est, à mon sens, tout ce qui soutient Rome. La religion s’est acquise une si grande autorité sur les esprits, et elle influe de telle sorte dans les affaires tant particulières que publiques, que cela passe tout ce qu’on peut imaginer. Bien des gens en pourraient être surpris. Pour moi, je ne doute pas que les premiers qui l’ont introduite n’aient eu en vue la multitude ; car, s’il était possible qu’un état ne fût composé que de gens sages, peut-être cette institution n’eût-elle pas été nécessaire ; mais, comme le peuple n’a nulle constance, qu’il est plein de passions déréglées, qu’il s’emporte sans raisons et jusqu’à la violence, il a fallu le retenir par la crainte de choses qu’il ne voyait pas et par tout cet attirail de fictions effrayantes. C’est donc avec grande raison que les anciens ont répandu parmi le peuple qu’il y avait des dieux, qu’il y avait des supplices à craindre dans les enfers, et l’on a grand tort dans notre siècle de rejeter ces sentimens ; car, sans parler des autres suites de l’irréligion, chez les Grecs, par exemple, confiez un talent à ceux qui ont le maniement des deniers publics, en vain vous prenez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, vous ne pouvez les obliger à vous rendre votre dépôt. Au contraire, les Romains qui, dans la magistrature et les légations disposent de grandes sommes d’argent,

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