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POLYBE, LIV. IV.

cessairement à sa perfection ou périsse entièrement. Or ce n’est pas un peu de sable, c’est une quantité prodigieuse de sable que les fleuves apportent dans ces deux lits, ce qui fait croire qu’ils seront bientôt comblés. Cet amoncellement de sables fait même déjà des progrès sensibles, et les Palus‑Méotides commencent à se remplir. Ils n’ont plus que sept ou cinq brasses de profondeur dans la plupart des endroits, en sorte qu’on ne peut plus naviguer dessus avec de grands vaisseaux sans guide. D’ailleurs, quoique, selon tous les anciens, cette mer fût autrefois jointe au Pont, ce n’est plus maintenant qu’une eau douce ; celle de la mer a été absorbée par les sables et a cédé la place à celle des fleuves. Il arrivera la même chose à l’égard du Pont ; cela commence même dès à présent. Si, peu de gens s’en aperçoivent, c’est à cause de la grandeur du lit ; mais, pour peu qu’on y fasse attention, il est aisé de s’en apercevoir ; car l’Ister, qui, venant d’Europe, se décharge par plusieurs embouchures dans le Pont, y a déjà formé, du limon qu’il entraîne avec lui, un banc éloigné de la terre d’environ mille stades, et contre lequel les vaisseaux échouent souvent pendant la nuit lorsqu’on y pense le moins.

La raison pour laquelle le sable ne s’amasse point auprès de la terre, mais est poussé loin en avant, c’est sans doute que les fleuves poussent en avant le sable et tout ce qu’ils roulent dans leurs eaux, à proportion que la violence et l’impétuosité de leur cours ont plus de force que la mer et la repoussent. Mais quand cette impétuosité est ralentie par la hauteur et la quantité des eaux de la mer, alors il est naturel que ce que les fleuves entraînent avec eux, tombe en bas et s’arrête. Voilà pourquoi les monceaux de sable que forment les grands et les rapides fleuves, ou sont éloignés de la terre, ou commencent proche de la terre à une grande profondeur ; et qu’au contraire ceux des fleuves qui sont plus petits et qui coulent lentement, s’amassent proche des embouchures. Une preuve de ce que je dis, c’est que, dans les grandes pluies, les fleuves les plus médiocres, tombant avec force dans la mer, poussent ce qu’ils apportent plus ou moins loin, à proportion de leur impétuosité ou de leur faiblesse.

Ce que nous avons dit de la grandeur de la digue formée par les fleuves dans le Pont, et de la quantité de pierres, de bois et de terre que ces fleuves y transportent, tout cela ne doit surprendre personne. On voit souvent même de petits torrens se faire en peu de temps un passage au travers des montagnes, emporter avec eux toutes sortes de matières, et remplir certains endroits à un point qu’ils les changent tout-à-fait, et qu’en y passant quelques jours après on ne les reconnaît plus. On doit donc être beaucoup moins surpris que de grands fleuves, qui coulent perpétuellement, élèvent des digues dans le Pont, et puissent un jour le combler entièrement. Cela n’est pas seulement vraisemblable, il faut de toute nécessité que cela arrive. En voici la preuve : autant que l’eau des Palus‑Méotides est plus douce que celle de notre mer, ainsi, pour rendre le Pont marécageux et rempli d’eau douce comme les Palus‑Méotides, il ne reste plus rien, sinon qu’il y ait entre le temps qu’il a fallu pour remplir ceux‑ci et le temps nécessaire pour remplir celui‑là, la même proportion qu’il y a entre les grandeurs différentes de ces deux lits. Cela se fera même d’autant plus tôt, que les fleuves qui se déchar-