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POLYBE, LIV. III.

le secret de faire passer le Rhône à la plupart de ses éléphans. Je dis à la plupart ; car ils ne passèrent pas tous de la même façon. Il y en eut qui, au milieu du trajet, tombèrent de frayeur dans la rivière. Mais leur chute ne fut funeste qu’aux conducteurs. Pour eux la force et la longueur de leurs trompes les tira de danger. En élevant ces trompes au-dessus de l’eau, ils respiraient, et éloignaient tout ce qui pouvait leur nuire, et par ce moyen ils vinrent droit au bord, malgré la rapidité du fleuve.

Lorsque les éléphans eurent été transportés de l’autre côté, Annibal les plaça avec la cavalerie, à l’arrière-garde. Il marcha le long du fleuve, laissant la mer derrière lui, se dirigeant vers l’est, et pour ainsi dire vers l’intérieur de l’Europe. Le Rhône prend sa source au-dessus du golfe Adriatique, inclinant vers l’ouest ; dans cette partie des Alpes qui s’abaisse vers le nord. Il coule vers le couchant d’hiver, et se jette dans la mer de Sardaigne. Il suit pendant long-temps une vallée dont le nord est habité par les Gaulois appelés Ardyes, tandis que le midi est bordé par cette pente des Alpes qui descendent vers le nord. Les plaines des environs du Pô, dont nous avons déjà beaucoup parlé, sont séparées de cette vallée du Rhône par toute la hauteur des montagnes ci-dessus mentionnées, qui s’étendent depuis Marseille jusqu’au fond du golfe Adriatique. Ce fut en passant ces montagnes qu’Annibal, venant des bords du Rhône, entra dans l’Italie.

Quelques historiens, pour vouloir étonner leurs lecteurs par des choses prodigieuses, en nous parlant de ces montagnes, tombent, sans y penser, dans deux défauts qui sont très-contraires à l’histoire ; ils content de pures fables, et se contredisent. Ils commencent par nous représenter Annibal comme un capitaine d’une hardiesse et d’une prudence inimitables ; cependant, à en juger par leurs écrits, on ne peut se défendre de lui attribuer la conduite du monde la moins sensée. Lorsqu’engagés dans leurs fables ils sont en peine le trouver un dénoûment, ils ont recours aux dieux et aux demi-dieux, artifice indigne de l’histoire, qui doit rouler toute sur des faits réels. Ils nous peignent les Alpes comme si raides et si escarpées, que, loin de pouvoir les faire passer à de la cavalerie, à une armée, à des éléphans, à peine l’infanterie légère en tenterait-elle le passage. Selon ces historiens, les pays d’alentour sont si déserts, que si un dieu ou demi-dieu n’était venu montrer le chemin à Annibal, sa perte et celle de toute son armée était inévitable. N’est-ce pas là visiblement débiter des fables et se contredire ? Car ce général n’eût-il pas été le plus inconsidéré et le plus étourdi des hommes, s’il se fût mis en marche à la tête d’une armée nombreuse, et sur laquelle il fondait les plus belles espérances, sans savoir ni par où il devait aller, ni la nature des lieux où il passerait, ni les peuples chez lesquels il tomberait ? Il eût été même plus qu’inconsidéré s’il eût tenté une entreprise, qui non-seulement n’était pas raisonnable, mais pas même possible. D’ailleurs, conduisant Annibal avec une armée dans des lieux inconnus, ils lui font faire, dans un temps où il avait tout à espérer, ce que d’autres feraient à peine quand ils auraient tout perdu sans ressources, et qu’ils seraient réduits à la dernière extrémité. Lorsqu’ils nous disent encore que dans ces Alpes ce ne sont que déserts, que rochers escarpés, que chemins impraticables, c’est une fausseté manifeste. Avant qu’Annibal en