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ARRIEN, LIV. VII.

qui était connu, et au défaut de tout autre ennemi, il en eût trouvé un dans son propre cœur.

Je ne puis m’empêcher de louer ici une réflexion des sages de l’Inde. Ils se promenaient dans une prairie, théâtre de leurs conversations philosophiques, lorsque voyant passer Alexandre à la tête de son armée, ils se bornèrent à frapper la terre du pied. Le conquérant leur en fait demander la cause par un interprète. « Alexandre, ce peu de terre que nous foulons, voilà tout ce que l’homme en peut occuper. Tu ne diffères du vulgaire des humains que par la curiosité et l’ambition qui t’entraînentt si loin de ta patrie pour le malheur des autres et de toi-même. Lorsque tu mourras, et ce moment n’est pas loin, tu n’occuperas que l’espace nécessaire à ta sépulture. »

Alexandre applaudit à leur sagesse et sans la partager, poursuit l’exécution de ses dessins.

C’est ainsi que dans l’isthme de Corinthe, à la tête d’un détachement de son armée, il s’arrêta pour contempler Diogène de Sinope qui se reposait aux rayons du soleil. Il lui demanda ce qu’il pouvait pour lui. — « Rien, Alexandre ; ôte-toi de mon soleil. »

Alexandre n’était point indigne d’entendre la voix de la raison, mais l’ambition de la gloire l’entraînait au-delà de toutes les bornes. Lorsqu’il vit à Taxila les Gymnosophistes, admirant leur courage dans les plus laborieuses épreuves, il désira attirer quelqu’un d’entre eux à sa suite ; mais le plus âgé, leur chef Dandamis répondit à Alexandre, que ni lui ni aucun des siens ne le suivraient ; qu’ils étaient fils des Dieux aussi bien qu’Alexandre, et que satisfaits de ce qu’ils possédaient, ils ne voulaient rien de lui. Il ajouta que le conquérant et ceux qui avaient franchi sur ses traces tant de pays et de mers, ne se proposaient aucun but louable dans ces courses qu’ils ne devaient jamais terminer ; que pour lui il était sans crainte comme sans désir auprès d’Alexandre ; qu’en effet, la terre féconde suffirait à sa nourriture pendant sa vie, et qu’ensuite le trépas l’affranchirait de l’esclavage du corps.

Alexandre respectant un homme libre, ne voulut point le contraindre, et s’adressant à Calanus, l’un des Gymnosophistes, il le persuada plus facilement. Mégasthène accuse le philosophe de faiblesse ; et les Gymnosophistes le blâmèrent de ce que renonçant au bonheur dont ils jouissaient, il reconnaissait un autre pouvoir que celui de la Divinité.

J’ai rapporté ces détails parce qu’on ne peut écrire l’histoire d’Alexandre sans parler de Calanus. Le Gymnosophiste étant tombé malade pour la première fois en Perse, et ne pouvant se plier aux règles d’un régime, il témoigna qu’il recevrait comme un bienfait la permission d’aller au-devant de la mort, avant que des accidens le forçassent de renoncer à ses premières habitudes.

Alexandre s’opposa d’abord vivement à ce dessein ; mais ne pouvant ébranler Calanus, et le sachant prêt à se décider pour un autre genre de mort, si on lui refusait celui qu’il demandait, consentit à lui faire dresser un bûcher. Ptolémée fut chargé de cette commission. On ajoute qu’Alexandre fit accompagner la pompe par des détachemens armés d’hommes à pied et à cheval : on portait des parfums pour être épanchés dans les flammes, des vases d’or et d’argent, une robe de pourpre. On amène un cheval à Calanus ; sa faiblesse ne lui permit pas de s’en servir : on le plaça sur une litière, couronné à la manière des Indiens ; il chante, dans leur langage, des hymnes en l’honneur des Dieux. Il pria Lysimachus, l’un de

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