Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 77 —

bre dans les deux armées, et qu’Eumènes avait disposé les siens d’une manière ingénieuse, en leur faisant former une courbe dont les extrémités se repliaient sur la ligne qu’ils étaient chargés de défendre. Cette courbe laissait un grand vide, afin de donner plus d’espace à ces animaux, qui étaient sujets à reculer et à jeter le désordre dans les troupes placées derrière eux.

On ne voit pas que les Romains, si attentifs à saisir tout ce qui pouvait leur être utile, aient jamais été plus curieux de se servir des éléphans que des chariots. Il y avait bien de la folie, en effet, à se reposer, pour le succès d’un combat, sur des élémens dont on éprouvait si souvent des effets funestes. Soit que les éléphans fussent opposés à d’autres, ou placés en face des chariots, ou bien encore qu’il n’y eût que des chariots des deux côtés ; la première ligne, sur le front de laquelle ces machines rebroussaient, était certaine d’être mise en désordre et battue.

Ce fut cependant à la présence de ses éléphans, force tout-à-fait nouvelle en Europe, que Pyrrhus dut ses premiers succès contre les Romains. Ce peuple n’était déjà plus étranger à l’art de la guerre, et la première fois que Pyrrhus eut occasion de reconnaître leur camp sur le bord de la rivière de Siris, il ne put s’empêcher de dire à l’un de ses généraux : « Cet ordre des barbares n’est nullement barbare, nous verrons si le reste y répondra. »

Pyrrhus, qui s’était formé sous les capitaines d’Alexandre, et qu’Annibal, si bon juge en fait de mérite militaire, avait pris pour modèle ; Pyrrhus en adoptant l’ordre en phalange, en avait perfectionné les déployements. Il est même vraisemblable que la facilité avec laquelle Pyrrhus rompait ses phalanges, suivant le terrain et les circonstances, fut l’origine de l’ordre en quinconce ou en échiquier, introduit plus tard dans l’ordonnance romaine, bien que cette opinion soit contraire à celle qu’on adopte généralement.

Tout porte à croire qu’à la bataille d’Héraclée, donnée sur les bords du Siris (280 av. not. ère), les Romains combattaient sur une seule ligne avec une grande profondeur, et les éléphans de Pyrrhus n’y firent tant de carnage, que parce qu’ils ne trouvaient aucune issue entre les manipules. Ce désordre n’aurait certainement pas eu lieu si ces animaux avaient pu passer entre les intervalles des trois lignes formées par les hastaires, les princes et les triaires.

Avec moins d’inquiétude dans l’esprit, et plus de suite dans ses projets, Pyrrhus se serait fait une grande puissance ; mais il n’avait pas plutôt mesuré ses forces avec un ennemi, qu’il le laissait pour en attaquer d’autres. On le comparait à un joueur habile qui dépense sans ménagement ce qu’il a su gagner. Comme Annibal, Pyrrhus vint jusqu’aux portes de Rome disputer la souveraineté de l’Italie à cette future reine du monde. Les Romains lui firent toujours acheter chèrement ses succès, et ce prince le reconnaissait bien lorsqu’il disait après la bataille de Tusculum : « C’est fait de nous, si nous remportons encore une victoire. »

Après la mort de Pyrrhus, la science de la guerre se maintint encore quelque temps en Grèce ; on la voit même sous Philopœmen atteindre son plus haut degré de splendeur. Plutarque nous apprend que ce grand capitaine avait non seulement porté très loin la science de la tactique, mais qu’il s’était fait un coup-d’œil admirable, en observant exactement dans les marches et jusque dans ses promenades, les coupures et