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XÉNOPHON.

connaîtrais que je dis vrai. Certes, ce n’est point sans les contrarier qu’un père forme ses enfants à la vertu, qu’un maître enseigne les sciences à ses disciples : et les lois portent-elles les citoyens à la justice en ménageant toujours leur sensibilité ? Me diras-tu que ceux qui possèdent le talent d’exciter le rire rendent les corps plus robustes, les âmes plus propres ou à l’administration domestique ou au gouvernement de l’état ? — Aglaïtadas, dit alors Hystaspe, si tu m’en crois, tu distribueras hardiment à nos ennemis ce bien précieux que tu nous vantes, et tu essaieras de les faire pleurer ; mais ce ris que tu estimes si peu, tu le garderas précieusement pour nous qui sommes tes amis : tu dois en avoir une ample provision, car tu ne l’as pas épuisé par l’usage ; je doute même que tu en aies jamais usé volontairement en faveur de tes amis et de tes hôtes : ainsi tu n’as aucun prétexte pour ne point nous en faire part. — Prétends-tu, Hystaspe, tirer de moi de quoi t’amuser ? — Ce serait une folie, repartit le taxiarque ; on en tirerait du feu plutôt qu’une saillie aimable. » À ce mot, tous ceux qui connaissaient le caractère d’Aglaïtadas, rirent aux éclats, et lui-même ne put s’empêcher de sourire. Cyrus voyant qu’il se déridait : « Taxiarque, tu as tort de pervertir ainsi le plus sérieux des hommes, en forçant à rire un ennemi déclaré de la gaîté. »

Cet entretien fini, Chrysante prit la parole : « Cyrus, et vous tous qui êtes présens, je suis dans la ferme persuasion que les Perses qui nous ont accompagnés ne sont pas tous d’une égale valeur ; cependant, si la fortune nous favorise, tous voudront être récompensés également : or rien, à mon avis, ne serait plus inégal que de traiter également le brave et le lâche. — Eh bien ! mes amis, dit Cyrus jurant par les Dieux, il n’y a rien de mieux à faire que de prendre à ce sujet l’avis de toute l’armée ; elle décidera lequel lui paraît plus expédient, si le ciel seconde notre entreprise, ou de traiter tout le monde également, ou de régler les distinctions sur le mérite. — Pourquoi, reprit Chrysante, au lieu de discuter ne pas déclarer simplement votre volonté ? N’avez-vous pas, seul et de votre propre mouvement, établi des prix ? Par Jupiter ! ce n’est pas ici la même chose : les soldats, persuadés que le commandement est à moi par droit de naissance, peuvent bien ne pas me trouver injuste dans la distribution des grades ; mais ils regarderont, je pense, les fruits de notre expédition comme un bien qui leur appartient autant qu’à moi. — Croyez-vous, repartit Chrysante, que les troupes assemblées opinent pour l’inégalité du partage, qui donne aux plus braves les honneurs et le butin ? — Je le crois, et parce que vous appuierez cet avis, et parce qu’il serait honteux de soutenir le contraire et de ne vouloir pas que celui qui a le mieux servi soit le mieux récompensé. Je pense que les plus lâches mêmes jugeront utile cette distinction en faveur des plus braves. »

C’était particulièrement pour les homotimes que Cyrus désirait faire passer ce règlement : il savait qu’ils redoubleraient d’ardeur quand ils s’attendraient à être jugés sur leurs actions et récompensés suivant leur mérite ; et comme les homotimes ne craignaient rien tant que d’être confondus, par l’égalité du traitement, avec les simples soldats, il crut à propos de mettre sur-le-champ l’affaire en délibération. Tous ceux qui étaient dans sa tente furent du même avis, et l’on convint qu’il serait appuyé par quiconque se piquait de bravoure. Sur cela, un des taxiarques dit en souriant : « Je connais un soldat qui ne manquera pas de dire que les partages