Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
558
XÉNOPHON, LIV. VI.

l’occasion de procurer quelque avantage à l’armée ; mais il me paraît qu’il n’est ni de votre intérêt ni du mien que je sois élu général en chef, au préjudice d’un Lacédémonien qui est présent ; les Lacédémoniens vous en accorderont moins facilement les secours que vous aurez à leur demander, et je ne sais si je n’aurais moi-même rien à craindre de leur ressentiment ; car je vois qu’ils n’ont cessé d’être en guerre avec ma patrie qu’après avoir fait reconnaître à la république entière des Athéniens que les Lacédémoniens avaient droit d’être leurs chefs, comme ils l’étaient déjà de toute la Grèce. Contens de cet aveu, ils ont cessé aussitôt les hostilités, et levé le siège d’Athènes. Témoin de ces événemens, si j’anéantis ici, autant qu’il est en moi, la prétention de ce peuple vainqueur, j’ai peur qu’on ne me mette bien vite à la raison. Quant à ce que vous imaginez qu’il s’élèvera moins de séditions sous le commandement d’un seul que sous celui de plusieurs, sachez que je ne me mettrai à la tête d’aucune faction, si vous élisez un autre que moi ; car je pense qu’à la guerre, se révolter contre le chef, c’est conspirer contre son propre salut ; mais si vous m’éleviez à ce rang, je ne serais point étonné que vous trouvassiez des esprits soulevés et contre vous et contre moi. »

À ces mots, beaucoup plus de Grecs se levèrent et crièrent qu’il fallait que Xénophon les commandât. Agasias de Stymphale dit qu’il trouvait ridicule ce prétendu privilége des Lacédémoniens ; « il ne leur manquerait plus, ajouta-t-il, que de se mettre en colère, si, dans un festin, on ne choisissait pas un de leurs compatriotes pour y présider. Puisqu’il est ainsi, nous n’avons pas probablement le droit de commander nos lochos, nous qui sommes Arcadiens. » On applaudit alors avec grand bruit au discours d’Agasias.

Xénophon s’étant aperçu qu’il fallait insister davantage, s’avança, et dit aux Grecs : « Pour vous mettre parfaitement au fait des motifs de mon refus (j’en jure par tous les Dieux et par toutes les Déesses), des que j’ai pressenti votre dessein, je les ai consultés, par des sacrifices, pour savoir s’il vous serait avantageux de me confier un pouvoir sans partage, et à moi de l’accepter ; ils m’ont déclaré qu’il fallait m’en abstenir, et me l’ont indiqué dans les entrailles des victimes par des signes si évidens, que l’homme qui s’y connaît le moins n’aurait pu s’y méprendre. » Alors on choisit pour commandant en chef Chirisophe. Ce général ainsi élu, s’approcha de l’assemblée, et parla en ces termes : « Sachez, soldats, que si vous vous étiez donné un autre chef, je ne me serais point révolté contre lui ; mais vous avez rendu service à Xénophon de ne le point élire ; on l’a déjà calomnié près d’Anaxibius. C’est Dexippe qui lui a nui autant qu’il l’a pu, quoique j’aie fait tous mes efforts pour fermer la bouche à ce traître. Je suis persuadé, a-t-il dit, que Xénophon a mieux aimé avoir pour compagnon, dans le généralat, Timasion, Dardanien, de la division de Cléarque, que moi qui suis Lacédémonien. » Chirisophe ajouta : « Puisque vous m’avez mis à votre tête, je tâcherai qu’il en résulte pour vous tout le bien qu’il dépendra de moi de vous procurer. Préparez-vous, cependant, à lever l’ancre demain, si le temps le permet : nous ferons voile vers Héraclée ; il faut que tous les bâtimens tâchent d’y arriver ; débarqués là, nous délibérerons sur ce qu’il y aura à faire. »