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XÉNOPHON, LIV. IV.

de marcher sur beaucoup de colonnes de front, qui seront d’un lochos chacune, et de laisser entre elles assez d’intervalle pour que nos derniers lochos dépassent les ailes de l’armée barbare ; ainsi les extrémités de notre front déborderont celui de l’ennemi, et, dans l’ordre que je propose, les chefs et les meilleurs soldats se trouveront à la tête des colonnes : chaque lochos marchera par où le chemin sera praticable. Il ne sera pas facile à l’ennemi de pénétrer dans les intervalles ; il se trouverait entre deux rangs de nos piques. Il ne lui sera pas facile non plus de tailler en pièces un lochos qui marchera en colonne. Si l’un d’eux résistait avec peine, le plus voisin lui porterait du secours ; et dès qu’un seul aura pu gagner le haut de la montagne, l’ennemi ne tiendra plus. » Cet avis fut adopté : on forma en colonnes les lochos ; Xénophon se porta de la droite à la gauche de l’armée, et en passant il parla ainsi aux soldats : « Grecs, l’ennemi que vous voyez est le seul obstacle qui nous empêche d’être déjà au but désiré depuis si long-temps ; il faut dévorer, si nous le pouvons, ces hommes tout en vie. »

Lorsque chacun fut à son poste et qu’on eut formé les colonnes, on compta à-peu-près quatre-vingts lochos chacun d’environ cent hommes pesamment armés. On partagea en trois les armés à la légère et les archers ; on en fit marcher une division au-delà de l’aile gauche, une autre au-delà de l’aile droite, la dernière se tint au centre. Chacune de ces divisions était d’environ six cents hommes. Les généraux ordonnèrent qu’on invoquât les Dieux ; le soldat leur adressa des vœux, chanta le péan et se mit en marche. Chirisophe et Xénophon, l’un et l’autre ta tête d’une des divisions d’armés à la légère qu’on avait envoyées aux ailes, se portaient au-delà du front de l’ennemi. Les Barbares les voyant, marchèrent pour s’y opposer ; mais en voulant étendre leur ligne par la droite et par la gauche, elle s’ouvrit, et il se fit un grand vide au centre. La division des Grecs armés à la légère, commandée par Eschine d’Acarnanie, qui marchait au centre en avant de l’infanterie arcadienne, crut, en voyant l’ennemi se séparer, qu’il prenait la fuite ; ils coururent sur lui tant qu’ils purent, et ce fut le premier corps qui gagna la crête de la montagne. L’infanterie arcadienne, aux ordres de Cléanor d’Orchomène, tâcha de les suivre et de les soutenir ; les Barbares, dès qu’ils virent les Grecs courir à eux, ne tinrent plus, mais prirent la fuite, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Les Grecs étant montés, trouvèrent beaucoup de villages abondamment remplis de vivres, et y cantonnèrent ; ils n’y rencontrèrent rien qui les étonnât, si ce n’est qu’il y avait beaucoup de ruches, et que tous les soldats qui mangèrent des gâteaux de miel, eurent le transport au cerveau, vomirent, furent purgés, et qu’aucun d’eux ne pouvait se tenir sur ses jambes. Ceux qui n’en avaient que goûté, avaient l’air de gens plongés dans l’ivresse ; ceux qui en avaient pris davantage ressemblaient, les uns à des furieux, les autres à des mourans. On voyait plus de soldats étendus sur la terre, que si l’armée eût perdu une bataille, et la même consternation y régnait. Le lendemain personne ne mourut ; le transport cessait à-peu-près à la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième jour, les empoisonnés se levèrent, las et fatigués, comme on l’est après l’effet d’un remède violent.

On fit ensuite sept parasanges en deux marches. On arriva sur le bord de la mer à Trébizonde, ville grecque fort