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THUCYDIDE, LIV. VII.

douloureux sentimens. Les morts restaient sans sépulture, et celui qui voyait étendu sur la terre un infortuné qu’il avait chéri, éprouvait une affliction mêlée de terreur. Malades ou blessés, les vivans qu’on abandonnait, bien plus à plaindre que les morts, inspiraient encore plus de regrets : ils priaient, gémissaient, réduisaient l’armée au désespoir, demandant qu’on daignât les emmener, implorant à grands cris la pitié de parens ou d’amis, si toutefois ils en trouvaient encore ; se suspendant à leurs compagnons de tente, se traînant sur leurs pas, tant qu’ils se trouvaient un reste de forces, et, quand enfin elles les abandonnaient, invoquant contre eux les dieux, et poussant des gémissemens. Les troupes fondaient en larmes, tombaient en une déchirante perplexité, s’éloignaient avec peine de cette terre, quoique ennemie, où elles avaient souffert tant de maux, des maux moins terribles encore que ceux que leur cachait le voile de l’avenir. On était dans l’accablement, on s’adressait réciproquement des reproches : on eût cru voir des malheureux fuyant d’une ville prise d’assaut, d’une ville considérable, car ils n’étaient pas moins de quarante mille. Tous emportaient ce qu’ils pouvaient, suivant le besoin. Les hoplites et les cavaliers, soit défiance, soit manque de valets, se chargeaient, contre l’usage, de leurs munitions, qu’ils portaient avec leurs armes. Les valets avaient déserté, quelques-uns depuis long-temps, la plupart à l’instant même. Ce qu’on emportait n’était pas même suffisant, car dans le camp il ne restait plus de subsistances. Leur déplorable position et cet excès de maux où tous se voyaient également réduits, égalité qui en soi présentait pourtant cette espèce de soulagement qui résulte du grand nombre des compagnons d’infortune, ne leur semblait pas supportable malgré ce soulagement. Et d’ailleurs, de quel état prospère, de quel comble de gloire, en quel abîme de misère et d’opprobre on se voyait tombé ! Quelle différence entre cette armée venue dans le dessein d’asservir, et celle qui fuyait sans espoir probable d’échapper à l’ennemi ou à l’esclavage ! Sortis d’Athènes au chant des péans, au milieu des vœux et des bénédictions, ils n’entendaient plus, en se retirant, que des paroles de sinistre augure. Au lieu d’être portés sur leurs vaisseaux naguère triomphans, ils se retiraient honteusement par terre, mettant désormais leur dernier espoir non plus dans une flotte, mais dans les hoplites : heureux encore s’ils pouvaient, au prix de tous ces maux, échapper à tant de périls suspendus sur leurs têtes.

Chap. 76. Nicias, qui voyait l’armée découragée et dans une grande crise, se montrait à ses soldats, parcourait les rangs, exhortait, encourageait, autant que le lui permettaient les circonstances, faisant entendre à ceux dont il pouvait approcher une voix plus forte que de coutume, parce qu’il était très animé, et voulant produire une grande impression par l’accent de sa voix au loin répandue.

Chap. 77. « Dans notre déplorable position, ô Athéniens et alliés, il faut conserver encore de l’espoir ; d’autres se sont sauvés de dangers encore plus terribles. Ne nous reprochons pas trop durement à nous-mêmes nos désastres et tous ces malheurs inattendus. Moi-même, qui ne suis pas plus robuste qu’aucun de vous (vous voyez mon état de souffrance), et qui, dans ma vie privée et publique, fus aussi constamment heureux qu’on peut l’être, je me vois réduit aux mêmes extrémités que les plus misérables. Cependant je me suis acquitté de tous les devoirs religieux