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THUCYDIDE, LIV. VI.

songe que tu seras le médecin appelé à sauver la république des maux où l’entraînerait une funeste résolution ; enfin que c’est remplir les devoirs d’un bon magistrat que de faire beaucoup de bien à la patrie, ou du moins de ne pas lui faire du mal volontairement. »

Chap. 15. Ainsi parla Nicias. Le plus grand nombre des Athéniens qui prirent ensuite la parole, demandait qu’on marchât sans délai, et qu’on ne revînt pas sur une chose qui venait d’être décrétée ; quelques-uns étaient d’avis contraire. Alcibiade opinait avec la plus grande chaleur pour l’expédition : opposé dans toutes les questions politiques à Nicias, il avait à cœur de le contredire dans celle-ci, parce que ce général venait de lancer quelques traits contre lui. Mais surtout il brûlait de commander : il espérait conquérir la Sicile et Carthage, et, favorisé de la fortune, augmenter ses richesses et sa gloire. En grand crédit auprès de ses concitoyens, ses fantaisies, l’entretien de ses chevaux, et ses autres dépenses, étaient au-dessus de ses facultés ; ce qui contribua singulièrement à la chute de l’état : en effet, bien des gens qu’alarmaient et l’indécence révoltante avec laquelle il violait les lois dans sa manière de vivre, et ces grands projets qu’annonçait sa conduite dans chacune des circonstances où il se trouvait, le soupçonnant d’aspirer à la tyrannie, le prirent en haine ; et quoique, à titre d’homme public, il eût imprimé une grande force aux armées, cependant comme on n’en était pas moins choqué de la conduite de l’homme privé, on confia les affaires à d’autres, et en peu de temps on perdit l’état.

Alcibiade donc, s’avançant au milieu de l’assemblée, parla ainsi aux Athéniens :

Chap. 16. « C’est à moi qu’appartient de droit le commandement, et je m’en crois digne ; car il faut, Athéniens, que je commence par cette déclaration, puisque Nicias n’a pas craint de m’attaquer. Ce qui m’a rendu célèbre tourne à la gloire de mes ancêtres et à la mienne, aussi bien qu’à l’avantage de mon pays. En effet, les Hellènes, éblouis de l’éclat que j’ai jeté aux fêtes de l’Olympie, ont conçu une idée exagérée de la puissance d’Athènes, qu’auparavant ils se flattaient d’abattre. Ils se sont formé cette opinion parce que j’ai lancé sept chars dans la carrière, ce que n’avait osé nul particulier avant moi. J’ai remporté le premier prix, le second et le quatrième, déployant partout une magnificence digne de mes victoires. Ce faste est aussi légitime que glorieux, et ce que l’on fait donne idée de ce qu’on peut. Quant à l’éclat dont j’ai brillé au milieu de vous, soit dans les fonctions de chorége, soit en d’autres occasions, il excite l’envie des citoyens ; mais il manifeste aux étrangers votre puissance ; et ce n’est pas une folie d’une nature bien fâcheuse que celle d’un citoyen qui, à ses propres frais, satisfaisant ses goûts, sert en même temps son pays.

» Certes il n’est pas injuste que celui qui conçoit une grande idée de lui-même, ne soit pas l’égal de tout le monde, puisque, malheureux, il ne trouverait personne qui s’associât à son malheur. Jamais on n’adresse la parole à l’infortuné : qu’on supporte donc en revanche les hauteurs de l’homme fortuné ; ou que celui qui prétend qu’on doit dans la prospérité traiter d’égal à égal, accorde la même égalité dans le malheur. Je le sais, de tels hommes, et tous ceux qui dans un genre quelconque excellent et brillent, sont, tant qu’ils vivent, enviés d’abord de leurs égaux, et bientôt de tout ce qui les approche ; mais quand ils ne sont plus, des étrangers, dans les générations suivantes, emploient jus-