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La chaussée est un fleuve de craie liquide, où ni les pas des hommes ni ceux des chevaux, ni le passage des roues ne marquent.

Avec le soir, il semble que la voûte grise du ciel s’abaisse encore, rétrécit l’horizon des champs, arrive à effleurer la terre. La brume nous enveloppe, nous ensevelit. On ne sait de quel côté le soleil se couche. L’occident est aussi terne que l’orient. La lumière, diffuse et sale, s’affaiblit insensiblement. On distingue encore çà et là, au bord du chemin, les masses sombres des chevaux morts. Puis, la nuit se fait ; l’eau me ruisselle à présent jusqu’aux reins. J’ai très froid ; je subis toujours davantage cette indicible sensation de la vie qui s’en va. On roule longtemps…

Il est peut-être dix heures lorsque les batteries s’arrêtent enfin à l’entrée d’un village et se rangent sur la droite de la route. Il faut encore attendre là, immobiles sur nos caissons, de plus en plus glacés et claquant des dents. Sans doute, il y a un carrefour, un encombrement, des convois, on ne sait quoi ; on ne peut pas avancer… Va-t-on passer là toute la nuit sous la pluie ?

À la fin, dans un champ, nous tendons, entre les voitures, les cordes du bivouac. Les falots piquent l’ombre opaque de gros points fauves qui trouent la nuit sans rien éclairer. On n’entend que le clapotement des pas, alourdis par la fatigue, des hom-