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Sous l’averse, les attelages vont la tête basse, les oreilles mobiles, à cause de la pluie qui les chatouille. Leur poil luit. Beaucoup de nos bêtes déjà ne tenaient plus debout que par miracle. Ce temps achève leur ruine. Il faut abandonner trois chevaux coup sur coup. Ils vont jusqu’à la limite extrême de leurs forces, et soudain ils buttent et s’arrêtent ; aucune puissance ne les ferait plus avancer d’une ligne. Il faut les dételer, les déharnacher et les abandonner là. Ils mourront sur la place même.

Les hommes sont alourdis, silencieux, sous leurs manteaux noirs. L’eau nous coule dans le cou et nous glace. Beaucoup de conducteurs ont tourné leur képi ; la visière leur protège la nuque. Dans les cols relevés, les visages, contractés par les piqûres de la pluie qui cingle, disparaissent à moitié. Les chemises adhèrent aux épaules et les pantalons aux genoux. Les vêtements mouillés absorbent la chaleur des corps : on éprouve l’atroce sensation d’un lent refroidissement. Il semble que la vie se retire des membres et qu’on meurt peu à peu.

Nous croisons des fantassins misérables et trempés. L’eau s’égoutte des pans abattus de leurs capotes. Beaucoup ont jeté sur leurs épaules des sacs à blé. Un homme abrite sa tête et son dos sous un jupon de femme ; d’autres, sous des collets, sous des fichus, sous des rideaux de lit à fleurs.