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s’éloigne en traînant les pieds et en haussant les épaules.


Nous n’embarquerons pas à Ville-sur-Tourbe.

Il faut avaler la soupe brûlante et manger la viande crue. On repart dans un crépuscule rouge. Les émigrants campent dans les champs au bord de la route. Ils ont allumé des feux à la manière des soldats. Pour la nuit, les femmes, les enfants s’étendent sur de la paille étalée sous les voitures qui les protègent à peine de la rosée et du froid du matin. Des nourrissons dorment dans des moïses.

Nous marchons droit vers le sud. La lune se lève. Une grosse étoile scintille dans l’axe de la route. Nous atteignons une ville obscure et qu’on dirait morte, Sainte-Menehould, sans doute. On ne peut lire les noms sur les plaques. Le pavé est inégal, les voitures cahotent, les chevaux buttent, la lune allonge des perspectives de rues désertes. Le fanal rouge d’une gare apparaît au bout de l’avenue que nous suivons. Nous allons embarquer ici ? Non. Nous ne nous arrêtons même pas.

De nouveau, sous la clarté jaune et morne de la lune, qui amplifie les distances, la campagne, autour de nous, se développe en longs vallonnements où pas une troupe ne bouge, où pas une sentinelle ne se dresse.