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semble que les émotions que m’avaient causées la majesté et la sérénité de cette apparition se sont profondément enfoncées dans le passé. Il me semble qu’en un jour j’ai vieilli de dix ans. C’est une sensation étrange et intimement douloureuse.

La gueule de nos canons menace Torgny et le plateau qui le domine. Tout à l’heure il faudra bombarder ce malheureux village, et il se peut qu’un obus lancé par ma pièce aille éventrer la maison qui nous abrita, tuer les femmes dont l’hospitalité nous fut si douce.

Cette pensée-là est cruelle jusqu’à l’angoisse. Horrible guerre !

Mais la nuit vient, sans que là-bas, sur le plateau, le capitaine ait rien vu bouger. Derrière nous, l’étroite vallée de l’Othain s’emplit d’ombres. Les avant-trains sont en parc à deux cents mètres de la batterie. Il est interdit de faire du feu, d’allumer même un falot. Notre sécurité demain matin en dépend. La nuit a des étoiles ; un peu de brume atténue leur scintillement. Il n’y a pas de lune. Immobiles, en masses sombres, les chevaux mangent à petit bruit leur avoine dans les musettes. Une grande clarté rouge s’allume à l’est. C’est sans doute la Malmaison qui brûle. Et à mesure que la nuit se fait plus complète, à droite, à gauche de cette grande lueur, d’autres lueurs apparaissent. Partout des villages flambent. Sur