Page:Lintier - Ma pièce, 1917.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprends clairement que l’heure est venue de faire le sacrifice de ma vie. Nous irons, nous irons tous, mais nous ne redescendrons pas de ces côtes. Voilà !

Ce bouillonnement d’animalité et de pensée, qui est ma vie, tout à l’heure va cesser. Mon corps sanglant sera étendu sur le champ. Je le vois. Sur les perspectives de l’avenir, qui toujours sont pleines de soleil, un grand rideau tombe. C’est fini ! Ce n’aura pas été très long ; je n’ai que vingt et un ans.

Pas une seconde je ne discute. Je n’hésite pas. Ma destinée doit être sacrifiée à l’accomplissement de destinées plus hautes. C’est la vie de ma patrie, de tout ce que j’aime, de tout ce que je regrette en cet instant. Si c’est ma mort à moi, je consens : c’est fait ! J’aurais cru que c’était plus difficile…

On avance toujours au pas, les conducteurs pied à terre, à la tête de leurs attelages. Nous atteignons l’arbre en boule. Une volée… Au loin on entend d’abord un léger bruit d’ailes, un déploiement d’étoffe de moire. Cela s’amplifie en un bourdonnement de frêlons. L’obus vient droit sur nous, et c’est alors quelque chose d’indicible ; l’air devenu sonore, l’air qui vibre tout entier et dont les vibrations se communiquent aux chairs, aux nerfs, jusqu’aux moelles. Les servants sont accroupis contre les roues des caissons, les conducteurs