Page:Lichtenberger - Richard Wagner, poète et penseur, 1907.djvu/21

Cette page n’a pas encore été corrigée

manière plus ou moins vivante les conceptions de sa rai- son. Il suit une voie inverse : il voit et raconte la nature réelle et vivante et les événements humains ; seulement, dans la nature, dans les événements humains, il découvre l'action des lois générales, de ces mêmes lois générales que les philosophes, qu'un Feuerbach ou un Schopenhauer ont formulées dans un langage abstrait pour la raison pure. Wagner est un génie spontané et instinctif quoique parfaitement conscient; un artiste inspiré quoique doué d'un esprit hautement généralisateur. Pour cette raison, aussi, il serait parfaitement inutile de chercher chez lui un système philosophique proprement dit. Même dans ses ouvrages en prose où pourtant il parle un langage fort abstrait, il reste toujours avant tout, artiste, et pro- cède par intuition plutôt que par raisonnement. Il a sur tous les grands problèmes de l'existence des aperçus in- génieux, des vues profondes ; mais il se préoccupe peu de les coordonner, de les présenter sous la forme d'un corps de doctrines. C'est qu'en effet il ne se soucie pas de con- aincre la raison par des arguments logiques; il veut frapper l'imagination, parler au cœur. Il n'est pas un philosophe qui échafaude patiemment un système savam- ment déduit, mais un penseur inspiré, un « voyant », dans une certaine mesure aussi, un apôtre. Et si sa pensée a exercé une action si profonde sur tant de nos contem- porains, ce n'est peut-être pas parce qu'il a mis au jour des vérités nouvelles, ou pressenti des vérités futures, c'est surtout parce qu'il a su dégager des idées abstraites énoncées par les philosophes ce quelles renferment de beauté et d'émotion, parce que, dans notre siècle finissant, il a été, avec Tolstoï, le poète le plus inspiré de la « reli- gion de la souffrance humaine ».