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menait à Bâle lui était à charge. Il sentait de plus en plus distinctement que le but de sa vie n’était pas la philologie, mais la philosophie : « C’est chose certaine pour moi, écrivait-il en 1875, que le fait d’avoir écrit une seule ligne digne d’être commentée par les savants à venir, pèse plus lourd dans la balance que le mérite du plus grand critique[1]. » Et à mesure qu’il voyait plus clairement où était sa vraie mission, Nietzsche sentait aussi que ses fonctions à l’université devenaient un fardeau pesant pour lui, car pour s’acquitter en conscience de son métier, il sacrifiait le meilleur de son temps à des études qui n’avançaient que peu ou point la grande tâche qu’il s’était donnée. La maladie lui épargna l’effort toujours douloureux de rompre avec son passé. Elle lui imposa un changement de vie complet ; elle fit autour de lui la solitude, lui rendit toute lecture impossible pendant des années, le condamna au repos, à l’oisiveté, le fit rentrer en lui-même, le mit seul à seul en face de son moi. Et ce moi, étourdi jadis par le bruit extérieur, enseveli sous un amas d’érudition, entravé par des influences étrangères se remit à parler, timidement d’abord puis de plus en plus distinctement : « Jamais, dit Nietzsche dans son journal de 1888, je ne me suis donné à moi-même autant de bonheur que pendant mes années de maladie les plus douloureuses… Ce « retour à moi-même » fut pour moi une sorte de guérison supérieure ! — La guérison physique ne fut qu’une conséquence de celle-là[2]. »

À un autre point de vue encore, Nietzsche sut tirer parti des conditions d’existence que lui faisait la maladie : il eut l’énergie nécessaire pourvoir dans son état de santé précaire une expérience psychologique d’un intérêt exceptionnel, pour s’observer lui-même avec le sang-froid et

  1. W. X, 340 s.
  2. Mme Förster-Nietzsche, II, 1, p. 328.