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lettres qu’il adresse vers la fin de 1888 au célèbre critique danois Brandes, on ne peut trouver le moindre signe d’aliénation mentale ; à peine peut-on relever dans les toutes dernières quelques symptômes d’exaltation morbide. Au contraire un billet écrit à Brandes à la date du 4 janvier 1889 ne laisse plus de doute sur l’état d’esprit de Nietzsche[1] : il est bien l’œuvre d’un fou.

Ces faits me paraissent ne laisser place à aucun doute : les écrits de Nietzsche ont été composés à un moment où leur auteur jouissait encore de la plénitude de ses facultés. Refusera-t-on néanmoins de prendre ses doctrines au sérieux sous prétexte que, même avant que son intelligence ait définitivement sombré dans les ténèbres de la folie, elle pouvait avoir été influencée par la maladie qui a fini par prendre le dessus ? Mais c’est là une simple possibilité que ne confirme aucun fait positif. Tout au plus devrait-on conclure de là qu’il faut examiner avec une circonspection toute particulière les théories de Nietzsche avant de les admettre. Mais la plus élémentaire probité intellectuelle ne nous oblige-t-elle pas à en user de même à l’égard de n’importe quelle théorie philosophique ? — Ou bien enfin cherchera-t-on à infirmer par avance les théories de Nietzsche sous prétexte qu’elles sont l’œuvre d’un malade, d’un « dégénéré » et que, par suite elles doivent être nécessairement « malsaines » ? Mais rien n’est plus sté-

  1. Brandes a publié les lettres qu’il a reçues de Nietzsche dans Menschen u. Werke, p. 213 ss. — La lettre du 4 janvier 1889 est écrite en énormes caractères sur du papier réglé au crayon à la manière des enfants et contient ces mots : Dem Freunde Georg. — Nachdem du mich entdeckt hast, war es hein Kunststück mich zu finden : die Schwierigkeit ist jetzt die, mich zu verlieren… Der Gekreuzigte. On entrevoit encore à peu près ce que Nietzsche veut dire dans ces lignes étranges où il s’identifie en imagination avec Jésus dont il se considérait tout à la fois comme le continuateur et comme le « meilleur ennemi ». Mais il y a un abîme entre ce billet énigmatique et inquiétant et la lettre précédente datée du 23 nov. 1888 qui est claire et raisonnable d’un bout à l’autre.