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d’avoir été wagnérien… Mais il faut savoir s’affranchir de la domination de ce grand magicien : c’est une question de vie ou de mort. « Le plus grand événement de ma vie a été une guérison, dira plus tard Nietzsche ; Wagner n’a été qu’une de mes maladies[1]. »

Il va sans dire que les victimes de la critique de Nietzsche ne comprirent rien à cette évolution souterraine de ses idées non plus qu’aux motifs subtils et délicats qui dirigeaient sa conduite. Schopenhauer, qui était mort, ne pouvait pas réclamer. Mais Wagner, qui était vivant et bien vivant, vit dans la défection de son disciple une véritable trahison. La tristesse profonde de Nietzsche aux fêtes de Bayreuth où il avait perçu tout à coup avec une intolérable netteté l’écart seulement pressenti jusqu’alors entre le Wagner idéal de ses rêves et le Wagner réel — cette tristesse n’avait pas pu échapper au maître et l’avait vivement froissé. Quand deux ans après, Nietzsche rendit publique dans Choses humaines (1878) l’orientation nouvelle qu’avaient prises ses idées et critiqua avec des ménagements infinis — le nom de Wagner n’était nulle part prononcé — les tendances de l’œuvre wagnérienne, la rupture entre le maître et le disciple devint complète. Si Wagner aimait très sincèrement Nietzsche, il le considérait aussi un peu comme un instrument de son œuvre, et il trouvait tout naturel que Nietzsche bornât ses ambitions à devenir le premier apôtre du wagnérisme. Sa défection lui causa, par suite, presque autant d’irritation que de douleur : il vit en lui un ambitieux qui, après avoir commencé à se faire une réputation sous son patronage, le quittait sans autre motif que celui d’attirer l’attention sur sa personne, un ingrat qui sacrifiait une vieille amitié à un besoin maladif de réclame. Nietzsche de son côté, tout en soutirant cruellement de la rupture de ses relations avec

  1. W. VIII, 2.