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cause de beaucoup de philosophies, le génie[1]. » Cet aphorisme paradoxal en apparence explique fort bien l’évolution des sentiments de Nietzsche à l’égard de Wagner et de Schopenhauer. Il a commencé par se passionner pour leurs œuvres, puis son amour et son respect se sont reportés sur la personnalité même de ces maîtres : il les a aimés comme hommes et comme génies indépendamment de leurs œuvres ; il a, par suite, évité soigneusement tout acte susceptible de troubler l’amitié passionnée qu’il leur avait rouée ; il s’est abstenu, en particulier, de critiquer publiquement ce qui, dans leurs ouvrages, ne le satisfaisait pas. Finalement, il est venu cependant un moment où il a reconnu que les différences qui le séparaient de ses maîtres étaient trop considérables pour qu’il pût les taire sans manquer de sincérité vis-à-vis de lui-même ; et il a obéi, le cœur navré, aux exigences impérieuses de sa conscience de penseur : il a tourné sa critique contre ses éducateurs. Il a reconnu alors l’erreur où il se trouvait vis-à-vis d’eux. Ce qu’il avait cherché en s’approchant d’eux ce n’était pas de les comprendre tels qu’ils étaient réellement, mais de se comprendre lui-même à leur contact. Et cette manière de procéder avait donné un résultat paradoxal en apparence, mais en réalité parfaitement logique : au lieu de se faire, lui, semblable à Schopenhauer ou à Wagner, il les avait au contraire transformés à son image. Son portrait de Schopenhauer n’offrait qu’une ressemblance assez imparfaite avec le Schopenhauer réel ; par contre il décrivait avec une grande précision l’idéal du « philosophe tragique », tel que lui, Nietzsche, le concevait. Dans son portrait de Wagner et son apologie de la « pensée de Bayreuth », il s’écartait, de même, de la réalité objective pour esquisser la figure idéalisée de l’artiste dionysien, — une sorte de Zarathustra avant la lettre — et pour décrire par avance cette « heure

  1. W. X, 286.